<63> sa fortune ni avec Taxeraa ni avec Schwartzau.a - Et peut-on savoir, dis-je, quel est ce merveilleux projet? Il s'agit, dit l'hôte, d'une bonne satire contre un souverain; s'il la rend bien forte et aussi maligne qu'on la lui demande, les honneurs s'accumuleront sur sa tête. Tout ce que je venais d'entendre augmentait en moi la curiosité de connaître cet original, et l'envie me prit de lier conversation avec ce despote qui osait juger les grands pendant leur vie comme les Égyptiens les jugeaient après leur mort. Je croyais reconnaître en lui l'esprit de ces papes qui excommuniaient les souverains et mettaient les royaumes en interdit; sur quoi j'avance, et j'aborde ce redoutable censeur. Il me reçut avec cet air de dignité ou d'impertinence dont les ministres les plus enflés de leur faveur accueillent ceux qui leur demandent des grâces; sa fierté, qui m'humiliait, me fit hésiter; cependant je m'encourageai, et lui fis un assez mauvais compliment sur le plaisir que j'éprouvais à faire sa connaissance. Après quelques propos vagues, je lui demandai s'il était content du métier qu'il faisait. Très-fort, repartit-il; j'ai des correspondances secrètes à plus d'une cour, et je tiens à quantité de seigneurs qui me craignent et me recherchent; je me suis fait un empire par mon industrie, je domine sans État, et je règne despotiquement sans puissance. - Mais, monsieur, lui dis-je, votre empire est-il bien solide, et n'avez-vous pas à craindre ces revers auxquels l'élévation est si exposée? - Qu'aurais-je à appréhender, repartit-il; on ne saurait me détrôner; je gouverne les esprits, et tant qu'il restera des plumes et de l'encre dans le monde, j'irai mon train. Du fond de mon cabinet je règle les destins de ceux qui oppressent l'univers; j'ai entre mes mains la réputation de tous ces grands devant qui le peuple se prosterne; quand il me plaît, je les fais sécher de dépit, je leur porte le désespoir au cœur, et


a Taxera, ou plutôt Teixeira de Mattos, et Schwartzau (ce dernier nom formé par corruption du nom espagnol Suasso) étaient de riches juifs portugais qui vivaient à Amsterdam à la fin du dix-septième siècle. Schwartzau est déjà mentionné t. I, p. 115.