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VERS DE L'EMPEREUR DE LA CHINE.43-a

En dépit de l'Europe et du mont Hélicon,
Ma gloire est assurée et mon poëme43-b est bon;
Les vers qu'un empereur et son conseil travaillent
Sont lus par les Chinois, sans que jamais ils bâillent.
Welches occidentaux, gens pesants ou légers,
Censurez vos écrits, mais respectez mes vers.
L'éloge de ma ville43-b est hors de toute atteinte,
Elle vaut et Paris, et votre cité sainte.
Vous me nommez encore un certain Frédéric,43-a
Dont jamais à Pékin n'a parlé le public;
Je vois, du haut du trône où le Chang-ti me range,
Cet insecte du Nord rimailler dans la fange,
Et cheviller ses vers froids, ennuyeux et plats.
Et qu'un roi Scandinave, excédé des frimas
Dont les sombres vapeurs offusquent sa patrie,
<37>Aille à Paris chercher et bal et comédie,
Empereur du Cathay, devrais-je l'imiter?
Tous mes vœux dans Pékin pourront se contenter;
Je suis de mes États le plus fameux poëte,
Ni césure, ni sens, ni rime ne m'inquiète.
Qui pourrait me siffler? seraient-ce les lettrés?
En payant leur encens, mes vers sont admirés.
On trouve ici des fous comme on en voit en France,
Bigots ou rimailleurs, gens pétris d'insolence :
L'homme est partout le même, et ses traits différents
Ne changent point l'esprit, les cœurs, les sentiments;
Ce sont d'autres travers et d'autres ridicules.
Et j'irais à Paris pour y voir nos émules,
Pour qu'un peuple indiscret, me désignant des doigts,
S'écrie, en me heurtant : Il a l'air bien chinois!44-a
Que m'importe, après tout, qu'alléguant Aristote,
Ou saint Thomas, ou Scot, en Sorbonne on radote,
Qu'on damne Confutzé, invoquant saint Denis,
Qu'on vous peuple l'enfer, comme le paradis,
Au gré d'un tonsuré dont l'étrange caprice
Dans un monde fictif vous envoie au supplice?
Mon bon sens, que l'erreur n'a jamais obscurci,
Rit de cet autre monde, et tient à celui-ci.
Ici tout bon Chinois fixe sa résidence,
Il est fort en vertus, mais débile en croyance,
Chérit la vérité, répugne aux fictions;
Dur comme un géomètre en ses opinions,
Au bonze fanatique, à l'ignorant brahmane
Il laisse avec mépris un culte tout profane.
Tandis que, me livrant aux jeux de mon loisir,
Mes vers sans nul effort coulent avec plaisir.
Et que mon âme heureuse en rien n'est alarmée,
Je vois vers l'Eucathay voler la Renommée;
Elle paraît manquer d'organes suffisants
Pour publier partout des succès étonnants.
<38>Aux bords du Pont-Euxin, mon illustre voisine
Fait trembler le croissant au nom de Catherine,45-a
De l'Araxe au Danube étendant ses exploits,
Tient les fiers Musulmans sous ses augustes lois :
La fortune est pour elle inutile à sa gloire,
Elle va constamment de victoire en victoire,
Et son grand cœur préfère, au comble des succès,
A ses lauriers sanglants l'olive de la paix.
Moi, Mantchou chinoisé, mon tapabor en tête,
De son rare bonheur je me fais une fête,
Et ne puis envier ses triomphes voisins,
Qui sont le digne fruit des plus vastes desseins.
La Renommée, après ces fameuses querelles,
Des peuples d'Occident nous donne des nouvelles;
Elle suffit à peine à ces vastes récits,
Et nous raconte enfin en des termes choisis
Qu'il se fait à Paris des choses sans pareilles.
Les Welches depuis peu produisent des merveilles,
Ils couvent un projet plus digne des Anglais.
Des Grecs et des Romains, que des légers Français.
Moi qui, toujours fixé dans ma terre natale,
Suçais avec le lait la morgue impériale,
N'aurais jamais quitté qu'au moment de la mort
Mes sujets, mes États, et mon trône tout d'or,
A présent un désir qui passe la croyance,
Digne d'un empereur et d'un sage qui pense,
M'entraîne vers Paris, où, malgré les censeurs,
On veut récompenser les talents enchanteurs.
A l'Homère français s'érige une statue;46-a
Ah! pour me rajeunir qu'on l'élève à ma vue,
Ce spectacle charmant réveille mes esprits;
Partons subitement, et volons à Paris.
J'aime à voir le grand homme, honoré dès sa vie,
<39>Écraser sous ses pieds les serpents de l'envie,
Respirer à longs traits cet encens, ces parfums
Que le public cruel n'accorde qu'aux défunts.
Mais cela vu, je pars, sans parler à personne,
Fuyant avec dédain les fous de la Sorbonne,
Les grimauds du Parnasse, phénomènes d'un jour,
Les lourds financiers, les freluquets de cour,
Les faiseurs de projets, les charlatans de prêtres,
Les ignorants titrés, et les fats petits-maîtres.
Aux rives de la mer je vole en palanquin;
Les vents et mon vaisseau me rendront à Pékin,
Où, tandis qu'au couchant tout ressent le désordre,
Je chasserai chez moi saint Ignace et son ordre.


43-a Frédéric, voulant remercier Voltaire de son Épître au roi de la Chine, sur son recueil de vers qu'il a fait imprimer, lui envoya, le 4 décembre 1770, cette réponse, faite au nom de l'empereur de la Chine. Les vers de l'Épître de Voltaire qui font allusion à Frédéric commencent par celui - ci :
     

Frédéric a plus d'art, et connaît mieux son monde, etc.

Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIII, p. 278.

43-b Éloge de la ville de Moukden et de ses environs, poëme composé par Kien-Long, empereur de la Chine. Traduit en français par le P. Amiot, missionnaire à Pékin, et publié par M. Deguignes. A Paris, 1770.

44-a « Il faut avouer qu'il a l'air bien persan. » Montesquieu, Lettres persanes, lettre XXX, Rica à Ibben.

45-a Voyez t. VI, p. 30.

46-a Le sculpteur Pigalle avait été chargé d'exécuter cette statue, que les gens de lettres érigeaient à Voltaire. Voyez la lettre de Frédéric à d'Alembert, du 28 juillet 1770.