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CODICILLE.

Del Bene48-2 avait raison, j'adopte le système :
Le monde, disait-il, se gouverne lui-même.48-a
Les trônes, de son temps, étaient tous occupés
Par de faibles esprits de faste enveloppés,
Qui, flottant incertains au gré des conjonctures,
Signalaient tous leurs pas par de fausses mesures.
Les rois, depuis son temps, ne se sont point changés;
Par la honte des grands les sujets sont vengés.
Le siècle nous fournit des souverains en foule,
Jetés et modelés dans cet ancien moule;
J'en sais d'inférieurs à ceux de ce temps-là.
Autrefois Julien au public dévoila
De ses douze Césars l'esprit, les caractères.
Si j'osais, comme lui, révéler des mystères,
J'userais mes couleurs, j'userais mes pinceaux,
Avant que d'achever ces indignes tableaux.
Aristarque des rois, de mordante mémoire,
O toi, sage Arétin,48-b le fléau de leur gloire!
Ma voix t'invoquerait, afin que ton instinct
M'inspirât dans ton goût quelque couplet malin.
Cependant, cher lecteur, si la plaisanterie
<42>Peut distraire ou charmer ta sombre hypocondrie,
Je vais légèrement et sans art te croquer
Des traits rendus au vrai, mais non pour t'en moquer;
J'ose espérer que Dieu tout bon me le pardonne.
Je respecte les grands, et, ne nommant personne,
Je brave la Bastille, et je ne m'attends pas
D'habiter des cachots peuplés de scélérats;
Mes traits sont émoussés, ma plume circonspecte
Jamais d'un fiel amer en ses jeux ne s'humecte.
Mais allons droit au fait et contons uniment.
Vois ces rois; ils sont là pour ton amusement :
Tel paraît dans sa cour comme un lourd automate
Exténué d'ennuis, sujet au mal de rate;
Maîtresse, favoris, ministres, courtisans
Lui cherchent des plaisirs, en y perdant leur temps.
Il faut, pour ranimer sa masse léthargique,
Exposer à ses yeux la lanterne magique,
Et lorsqu'à son conseil il se trouve présent,
Il entend sans entendre, et ressort en bâillant.
O fortuné pays! heureuse monarchie!
Conseil de quatre rois, règne de l'anarchie,
Mais toujours, sous la main du bon frère Lourdis,49-a
Guidé par des fripons ou par des étourdis!
Que voyez-vous là-bas? Un enfant sur le trône,
Tremblant, et redoutant la cour qui l'environne,
Roseau, jouet des vents, qui plie au moindre effort,
Servilement soumis aux lois de son mentor.
Impitoyablement le peuple le ballotte,
<43>Le meilleur persifleur passe pour patriote;
Ce pauvre potentat, honni, turlupiné,
Voit et le diadème et son nom profané.
Cet autre est occupé d'une génisse blanche,50-a
En lui pressant le sein, c'est sa soif qu'il étanche;
Aux bords de ce ruisseau, les yeux sur l'hameçon,
Tout son salut dépend d'attraper un poisson.
S'il manque de savoir, d'esprit ou de courage,
Il emprunte le tout d'un ministre qu'il gage;
Parmi les végétaux il aurait figuré.
Quel scarabée, ah dieux! a-t-il donc engendré!
C'est un roi, le voilà; dans sa cour attroupée,
Avec sa femme encore il joue à la poupée.
Non loin de ses États est un vieux radoteur,
Plus fourbe que bigot, mais cruel exacteur
De ses sujets foulés, du pauvre qu'il opprime.
Il déteste à présent son vieux métier d'escrime;
De l'abbé de Saint-Pierre adoptant les projets,50-b
Il s'attend à jouir d'une éternelle paix.
Là, dans le fond du Nord, un autre roi réside,
Bon chevalier errant, mais bourse et tête vide;
Quittons sa cour, passons ce court trajet de mer.
Dans ce pays fécond en soldats comme en fer
Règne sur des sujets accablés de misère
Un roi; mais il n'en est que le roi titulaire,
Le sénat prudemment s'empare de son seing,
Pour promulguer ses lois au nom du souverain.
Là-bas, un autre fou, roi de nouvelle date,
Se pavane et s'encense en vainqueur du Croate;
Mais, bourgeois gentilhomme, il prétend être intrus
Chez ces vieux souverains, si fiers et si bourrus;
Un refus à sa suite attire une bataille.
De tous ses ennemis le scélérat se raille;
Mais, devenu vieux loup, n'ayant griffes ni dents,
Ses voisins sont en paix à l'abri de ses ans,
<44>A moins que le démon qui l'obsède et l'inspire
Ne verse encor sur eux les flots de sa satire.
Dans la proximité des États de ce roi,
Sur un peuple abruti, sans police et sans loi,
Il est un souverain, vrai roi de l'anarchie,
Élevé par hasard à cette monarchie;
Amoureux de ruelle, et prince sans vigueur,
Il est Russe, il est Turc, rien dans le fond du cœur.
Tandis que la discorde à ses yeux se déchaîne,
Que le royaume en feu ne se soutient qu'à peine,
Tranquille en son palais, son âme est sans ressort,
Il laisse la fortune arbitre de son sort.
Si je voulais encor grossir ce catalogue,
J'aurais un magasin de matière analogue;
Mais il est des sujets que l'on doit respecter,
N'écrira jamais bien qui ne sait s'arrêter.51-a
Ah! qu'en réflexions cette matière abonde!
Voyez ces vils mortels, ils sont maîtres du monde;
Qui ne passera pas, s'il s'arrête à leurs mœurs,
Du mépris de ces rois à celui des grandeurs?
Arbitres des humains, et demi-dieux sur terre,
Ce sont ces fainéants qui lancent le tonnerre;
Tout accourt à leur voix, leurs sujets de tout rang
Vont répandre pour eux le reste de leur sang;
Tout leur État conspire à les couvrir de gloire,
Mais l'avenir dans peu ternira leur mémoire.
En quelles mains, grand Dieu, mîtes-vous le pouvoir!
Au travers de leur faste il est aisé de voir
Que leur rôle emprunté, ce fardeau qui les peine,
Veut de plus forts acteurs pour briller sur la scène.
Voyez à l'entour d'eux ministres, conseillers
Intriguer, cabaler pour être les premiers;
Souvent tout est réglé par un roi subalterne
Qui pour son fainéant travaille, agit, gouverne,
Tandis que dans la cour la contradiction
<45>Replonge encor l'État dans la confusion :
Voilà comme en nos jours le ridicule abonde.
Qui donc, répondez-moi, qui gouverne le monde?
Sont-ce ces potentats? Je vous réponds que non.
Serait-ce leur conseil rempli de déraison,
Qui bronche à chaque pas, qui vit sans prévoyance,
Péchant ou par faiblesse, ou par trop d'arrogance?
Quoi! ces fous, ignorants dans l'art de gouverner,
Qui vivent sans penser, juger, ni combiner,
Prétendent hardiment qu'un sage les honore?
Ah! qu'on double pour eux la dose d'ellébore,
Pour purger leurs cerveaux de projets gangrenés.
Qu'ont-ils produit de grand, ces rêveurs forcenés?
Du bruit et peu d'effet, de la tracasserie,
La discorde des rois, les maux de la patrie,
Et le plaisir, flatteur pour un plat polisson,
De voir le gazetier occupé de son nom.
Mais la fatalité qui des humains dispose,
Qui lia les effets à leur secrète cause,
Se rit de leurs projets inspirés par l'erreur,
Et, choquant leur orgueil, et blessant leur hauteur,
Fait voir que leur coursier n'était qu'une haridelle.
On les chante au Pont-neuf? Sottise, bagatelle!
Contents de leur mérite, ils poursuivent leurs pas
En dignes rejetons du pur sang de Midas.
Comme on voit par hasard dans des terrains sauvages
De grands chênes chargés de frais et beaux feuillages,
Il se rencontre aussi parmi les potentats,
Dans ce nombre infini de possesseurs d'États,
Quelque esprit moins sujet à de lourdes fredaines.
L'univers est surpris par de tels phénomènes,
On prodigue pour lui l'encens et le parfum;
Quelle merveille! un prince avoir le sens commun!
L'Europe se récrie, elle a peine à le croire.
Bientôt un envieux barbouille sa mémoire,
Les sots et les pédants se mettent à crier :
C'est un ambitieux, c'est un tracassier,
<46>Il respire le trouble, il cherche les querelles;
Envoyons-le rôtir aux flammes éternelles!
D'autres disent tout bas : Il fait, il règle tout,
Mais, pour le voir tomber, attendons jusqu'au bout.
Tant ce vieux préjugé s'est gravé dans leur tête,
Qu'on ne peut être roi sans qu'on soit une bête.
Les conseils et les chefs de tant de nations
Devraient donc tous loger aux Petites-Maisons.
Ce n'est pas mon arrêt, princes, qu'on vous y loge,
Je respecte le droit que le public s'arroge;
Je sais que l'Arétin pouvait vous corriger,
Les bons temps sont passés, il faut vous ménager.
Accoutumés aux vœux d'une cour idolâtre,
Vains de représenter sur un vaste théâtre,
Qui voudrait devant vous gloser en badinant
Périrait foudroyé dans votre appartement :
Le calus endurci résiste à la censure.
Que les rois à leur gré suivent donc leur allure,
Que le sot ait le pas sur les gens à talents.
Que l'insensé parvienne aux postes importants,
Qu'un pilote hébété les guide à l'aventure,
Que son vaisseau se brise et rompe sa mâture,
Je ne dirai plus rien à ces cerveaux perclus :
Prêcher devant des sourds sont des discours perdus.
Del Bene avait très-bien résolu ce problème,
Car le monde en effet se gouverne lui-même.


48-2 Ministre des Médicis à Florence, grand prieur de Pise.

48-a Voyez t. X, p. 180 et 246.

48-b Voyez t. IX, p. 54 et 55; t. X, p. 163; et t. XII, p. 211.

49-a Dans ce Codicille, Frédéric se moque de plusieurs rois, sans s'excepter lui-même. On y reconnaît facilement Louis XV; Joseph-Emmanuel de Portugal, avec le ministre Pombal; Don Carlos III d'Espagne, avec son ministre le comte d'Aranda; Ferdinand IV de Naples, le troisième fils de Don Carlos : Charles-Emmanuel de Sardaigne; Christian VII de Danemark, faisant en 1768 un voyage en Allemagne, dans les Pays-Bas, en Angleterre et en France; Adolphe-Frédéric de Suède; Frédéric II, roi de Prusse, « roi de nouvelle date; » enfin, Stanislas Poniatowski de Pologne.
     Quant à la composition de cette poésie, on doit en fixer la date entre le voyage du roi de Danemark et la mort du roi de Suède, c'est-à-dire, à peu près à l'année 1770.

50-a Voyez t. II, p. 36.

50-b Voyez t. IX, p. 36.

51-a

Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire.

Boileau,

L'Art poétique

, chant I, vers 63.