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AU MARQUIS D'ARGENS, SUR UN RHUME QUE LUI GUÉRISSAIT LE MÉDECIN LIEBERKÜHN.66-a

Vous ignorez jusqu'à présent
D'où vous vient cette maladie
Qui vous mène, toussant, crachant,
Sous terre, en triste compagnie.
De votre docteur ignorant,
Qui jase avec effronterie,
Et vous farcit très-lourdement
Des drogues de sa pharmacie
Et de grands mots d'anatomie,
Vous croyez le raisonnement.
Que vous dit-il? Que votre vie
Est dans un danger imminent.
On voit que votre mal empire,
C'est une vérité de fait;
Le médecin doit-il redire
Ce que par malheur chacun sait?
Vous soulager est son affaire;
Mais saisir les sources du mal,
<57>C'est ce dont votre original
Paraît ne s'embarrasser guère.
Hier au soir, tout solitaire,
Je réfléchissais à loisir
Sur les moyens de vous guérir.
Je disais : O destin contraire!
Contre d'Argens qui peut t'aigrir?
Ne poursuis plus en ta colère
Sa personne qui m'est si chère;
Le marquis ne doit point mourir.
De larmes mes yeux s'obscurcirent;
Fatigué, mes sens s'assoupirent,
Et las de m'entendre gémir,
Le doux sommeil vint m'endormir.
Pendant qu'ainsi je me repose,
L'esprit encor plein des regrets
De vos maux et de leurs progrès,
Ma paupière à peine était close,
A peine je m'assoupissais,
Que soudain du fond d'une nue
Paraît un fantôme à ma vue,
Tout environné d'arguments,
A l'œil vif, aux regards perçants.
La Vérité, si peu connue,
L'aimait comme un de ses amants,
Et de ses rayons éclatants
Ombrageait sa tête chenue.
C'était Bayle, qui si longtemps
Lutta contre les vrais croyants.
« Je viens du palais d'Uranie,
Dit-il, pour te sauver d'Argens;
C'est mon fils, je suis son Élie,
Que mon esprit le fortifie.
Ses docteurs sont des ignorants;
Son mal n'est point la pulmonie,
C'est réplétion de génie.
Il faut que son cerveau purgé
<58>Soit subitement déchargé
Par une main sage et hardie
Du fiel que contre les bigots
Il a distillé dans son âme,
Sinon tu verras qu'Atropos
Va sans pitié trancher sa trame.
Laisse-lui déchirer ...,
Qu'il travaille sur Ocellus,68-a
Et que son ardeur ranimée
Commente longuement Timée,68-a
En frondant cet amas d'abus
Dont tous les peuples sont imbus. »
Il disparaît, et je m'éveille.
Ah! marquis, mettez à profit
Le récit de cette merveille;
Qu'il soit ainsi que Bayle a dit.
Déjà votre teint s'éclaircit,
Votre peau redevient vermeille,
La mort vous respecte et s'enfuit.
La santé paraît; votre rhume,
Se distillant par votre plume,
Répandra son impureté,
Son venin et son âcreté
Sur plus d'un monstrueux volume.
Tremblez, pédants, docteurs fourrés,
Qui de vos mystères sacrés
Et d'un ramas d'absurdes fables
Amusez les sots méprisables
Dont vos autels sont entourés.
Déjà sa trompette résonne,
La renommée en tous lieux sonne,
Partout on l'entend proclamer
Que votre toux vous abandonne,
Que vous vous sentez enflammer
De courroux contre la Sorbonne.
<59>Tous les bigots de s'alarmer,
Chacun d'eux craint pour sa personne;
On croit dans leur tripot bouffon
Que vous, nouveau Bellérophon,
Vous terrasserez la Chimère;
Leur saint troupeau s'en désespère.
Tel, quand de ses puissantes mains
Jupiter saisit son tonnerre,
On voit de crainte, sur la terre,
Trembler l'amas des vils humains :
Ainsi le marquis de son foudre
Va frapper et réduire en poudre
L'erreur, les prêtres et les saints.


66-a Cette Épître et la suivante, sur le même sujet, se trouvent aussi dans la traduction allemande des Œuvres posthumes. Nouvelle édition. A Berlin, 1789, t. VII, p. 46-50, et p. 50-56. Elles y sont datées de 1764.

68-a Le marquis d'Argens publia une édition d'Ocellus en 1762 et une de Timée en 1763. Voyez la correspondance de Frédéric avec le marquis d'Argens.