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AU MARQUIS D ARGENS, SUR LE RHUME QUI, AVEC LIEBERKÜHN, LE TENAIT AU LIT.

Vous ignorez jusqu'à présent
D'où vous vient cette maladie
Qui vous mène, crachant, toussant,
A la fin de la comédie
Que tout mortel jouera céans.
N'en croyez point la pharmacie,
Ni l'absurde raisonnement
D'un docteur dont l'effronterie
Veut prouver par l'anatomie
Que vous souffrez réellement,
Et qui, pour vous rendre à la vie,
Va vous droguer cruellement.
Longtemps, à tête réfléchie,
Sur vos maux, que Babet70-a publie,
J'avais usé mon jugement.
Une nuit où tranquillement
Je dormais, mon âme assoupie
S'abandonnait tout mollement
Aux accès de sa rêverie,
Lorsque je crus voir Uranie,
<61>Dans la main un compas tenant.
Je suis depuis longtemps l'amie,
Dit-elle, de mon lit s'approchant,
De ce d'Argens qu'on vous envie.
Apprenez quelle est l'ennemie
Qui le poursuit si vivement;
Son nom est la Théologie.
Non, il n'est point dans tout l'enfer
Un monstre plus abominable;
Son cœur est plus dur que le fer,
Sa haine est toujours implacable.
Son courroux naquit sûrement
D'un mot que par plaisanterie
D'Argens a lâché sur ...,
Ou d'un trait plus fin, plus sanglant
Contre le .....;
Depuis ce jour, sincèrement,
Elle hait sans discernement
Philosophe et philosophie.
Dans son premier emportement,
Son poil affreux se hérissant,
Tout ce qui s'offre à sa furie,
D'abord elle l'excommunie.
Eh quoi! l'on ose m'attaquer!
Dit-elle; et quelle main hardie
Sans trembler peut me critiquer,
Et publiquement démasquer
Mes tours de charlatanerie?
Ah! qu'il apprenne à respecter,
Cet infâme apostat, ce traître,
Tous ceux à qui, sans les connaître,
Il a le cœur de se frotter.
Qu'importe que mon crédit baisse,
Que la sainte inquisition
Ne rôtisse plus en mon nom,
Par zèle et par délicatesse,
Tous ces fous dont l'opinion,
<62>Contraire à mon ambition,
Ou me scandalise, ou me blesse?
Non, non, je ne suis pas si bas,
Pour dévorer ces attentats
Sans manifester ma vengeance;
J'ai des moyens en abondance,
Je veux m'en servir dans l'instant.
Elle part, et va promptement
Chez sa sœur la Sorcellerie.
Là, tout ne vit que par magie,
Son antre affreux n'est point réel;
On y voit des images vaines
Et des fantômes par centaines,
Mercure, Astaroth, Gabriel,
Des satyres et des sirènes;
Là, pensant lire dans les cieux,
On bouffit les ambitieux
Des vains objets et des chimères
Qu'avaient trop adoptés nos pères.
Là s'est tapi le vieux serpent,
Et son tortueux instrument,
Dont Eve fut un peu tentée,
Quand la pomme elle eut entamée,
Ce qui très-malheureusement
Nous maudit éternellement.
C'est là qu'arriva la harpie,
Digne d'habiter ce séjour;
Elle se presse avec furie
Entre les farfadets de cour,
Et près du trône aussitôt crie :
Sachez, ma sœur, qu'on m'humilie;
Un Français, un marquis maudit,
Veut nous ravir notre crédit;
C'est un philosophe, un impie,
Il rit de la crédulité,
Et veut, pour comble de folie,
N'admettre que la vérité.
<63>Ah! ma sœur, il faut qu'on le tue,
Ou pour jamais je suis perdue,
Et vous aussi, car vos destins
Sont en tout semblables aux miens.
Allons, que votre art s'évertue;
Broyez-moi, sans perdre de temps,
Les poisons les plus violents.
Oui, répondit la sorcière,
J'exaucerai votre prière;
Je veux que ce marquis d'Argens,
Notre ennemi depuis longtemps,
Pour payer son effronterie
Soit atteint de la pulmonie.
Mais il nous faut des actions,
Et non pas de vaines paroles;
Faisons nos conjurations,
Leurs vertus ne sont pas frivoles.
Puis son esprit aliéné
Se trouble et tombe en frénésie;
Telle, montant sur son trépied,
Parut à Delphes la pythie.
Son corps s'agite, elle frémit,
Puis d'un ton terrible elle invoque
L'astre présidant à la nuit;
Aux durs accents de sa voix rauque,
La terre tremble et le jour fuit,
Tout se confond dans la nature,
Et parmi ce trouble et ce bruit
On entend un affreux murmure,
Éole a déchaîné les vents.
Déjà la sorcière impure,
En soulevant les éléments
Avec les aquilons barbares,
Sur un tas de vapeurs chargea
Des asthmes, rhumes et catarrhes,
Et, les poussant, les obligea
De fondre tous sur la retraite
<64>Que le bon marquis s'était faite.
Précédés de longs sifflements,
Arrivèrent les ouragans;
A vous, par un effet magique,
Tout leur venin se communique.
Voilà mon marquis alité,
Toussant, crachant comme un étique,
Et moi dans la perplexité.
Tandis que sur vous se déploie
Le mal avec son âpreté,
Quel est le triomphe et la joie
Qui brille avec férocité
Dans les yeux de votre mégère!
C'en est fait de la vérité,
Dit-elle, et mon règne prospère.
Elle croit que dans les poumons
Consiste toute l'éloquence,
Et qu'un rhume et des fluxions
Réduisent un sage au silence;
Car elle entendait l'ignorance
Plus applaudir dans des sermons
Les cris aigus que la science.
Mais mon marquis l'attrapa bien :
Si la toux le force à rien dire,
Sans pérorer il sut écrire,
Et lui dédia Julien.75-a


70-a La marquise d'Argens. Voyez t. XII, p. 99.

75-a Défense du paganisme par l'empereur Julien, en grec et en français, avec des dissertations et des notes, par le marquis d'Argens. A Berlin, chez Voss, 1764.