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AU BARON DE PÖLLNITZ, SUR SA RÉSURRECTION.126-a

Ah! vous voilà ressuscité, baron!
Et près d'entrer dans la fatale barque,
Heureusement repoussé par Caron
Des bords du Styx, des rives d'Achéron,
Vous vivrez donc en dépit de la Parque!
Avouez-nous que vous êtes plus fin
Que Caron, joint avec l'esprit malin.
Il espérait d'un baron bonne aubaine;
Il se flattait qu'il viendrait la main pleine
De bons ducats, louis, frédérics d'or,
Pour lui payer tous les frais du transport.
Mais le baron poliment lui proteste
Qu'il n'est venu qu'en équipage leste,
Que, méprisant l'or et les vils métaux,
Et que n'ayant su payer de sa vie
Créanciers qui servaient sa folie,
Il n'est séant de payer ses bourreaux.
Tout aussitôt de ces morts qui passèrent
Aux sombres bords mille voix s'élevèrent;

Ils disaient tous : Nous lui fîmes crédit,
Et notre argent jamais il ne rendit.
Distinctement, la mine refrognée,
<111>Le vieux Caron ces propos entendit,
Et d'un grand coup de sa rame empoignée,
Qui durement sur votre dos fondit,
Vous repoussa de sa barque et de l'onde;
D'un soubresaut vous revîntes au monde,
Et notre vieux baron il nous rendit.
Qu'on est heureux quand, domptant ses faiblesses,
On se refuse à l'appât des richesses!
Un avare est un faux calculateur,
Qui se méprend sur le fait du bonheur,
Qui, sans jouir, sournois dans sa cellule,
Sans cesse amasse et sans cesse accumule,
Un rustre enfin, dont l'esprit sot et lourd
Ne connut point les charmes de l'amour,
Des beaux esprits les fines gentillesses,
Et les plaisirs des princes, des princesses,
Qui, hors Plutus, pour tout le reste est sourd.
Mais vous, baron, peu soucieux d'espèces,
Vos jours sont purs, et votre esprit serein
N'est point distrait des soins du lendemain;
Vous ignorez et calcul et finance,
Et ne vivez que de bonne espérance.
Ainsi pensait la grave antiquité.
Souvenez-vous qu'en Grèce les sept sages
Ont reconnu de plus grands avantages
Dans l'humble état d'honnête pauvreté
Qu'à posséder de vastes apanages,
Les vils objets de la cupidité.
Votre mentor vous a dans la jeunesse
Souvent parlé du puissant roi Crésus,
Nageant dans l'or, plongé dans la mollesse,
Et d'un manant, nommé le pauvre Irus.
L'orgueil du Roi se fondait sur Plutus,
Il s'égalait aux dieux par sa richesse,
Quand tout à coup le conquérant Cyrus
Dans des combats détruisit son armée.
L'âme du Roi, de douleur abîmée,
<112>Ne sentait plus qu'horreur, que désespoir,
Tandis qu'Irus, insensible et tranquille,
Vit l'ennemi s'emparer de la ville,
Voler, piller, brûler, sans s'émouvoir.
La pauvreté, qui nous met hors d'atteinte,
Nous met encore à l'abri de la crainte;
Sans bien, on a l'esprit toujours égal,
Tandis qu'on voit ces grands, ces âmes vaines,
Se consumer en d'inutiles peines,
Pour se soustraire à leur destin fatal.
Loin des chagrins qui rongent ces illustres,
Vous avez su, pour avoir mieux choisi,
Sur votre chef rassembler seize lustres,
Vivant toujours joyeux et sans souci.
Ne changez donc jamais de conduite,
Dépensez tout, soyez bon parasite,
Et vous vivrez satisfait et content,
Toujours heureux et toujours jouissant
Des biens qu'enfin vous laissa la fortune.
Lorsque vos yeux sont chargés de pavots,
Un rêve affreux, d'une image importune,
Ne troublera jamais votre repos.
Permettez donc encor que je compare
Votre destin au sort d'un vieil avare.
Quand le jour vient, ce jour tant odieux,
Qu'il lui faudra dénicher de ces lieux,
Ce gros richard, qu'on dit homme de mise,
Tout moribond, péniblement s'épuise
A fabriquer un ample testament.
Aux tribunaux, quoiqu'on s'en formalise,
Vingt avocats affamés, disputant,
Trouvent pour eux ses biens de bonne prise,
Et vont réduire, en vous le commentant,
Ses volontés et ses dons à néant.
Vous êtes sûr, en perdant la lumière,
Qu'exactement on exécutera
Et codicille et volonté dernière;
<113>Car, vieux baron, rien ne vous restera,
Et vous serez votre héritier vous-même.
Que j'applaudis encor sur ce point-là,
Ainsi qu'en tout, votre prudence extrême!
Mais je m'égare en n'apercevant pas
Que ce n'est point, ô Pöllnitz! votre cas;
Car si Caron veut que notre séquelle
Du noir Pluton n'habite les États
Qu'en lui payant le fret de sa nacelle,
Exempt, baron, à jamais du trépas,
Vous jouirez d'une vie éternelle.

(Envoyée à Voltaire le 4 avril 1773.)


126-a Voyez ci-dessus, p. 18.