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ÉPITRE AU COMTE DE HODITZ, SUR SA MAUVAISE HUMEUR DE CE QU'IL A SOIXANTE-DIX ANS.139-a

Je vous ai vu, cher comte, accablé de tristesse;
Vous voulez secouer le joug de la vieillesse,
Vous voulez être tel que vous l'avez été.
Mais on regrette en vain la vigueur, la santé;
Ce temps ne revient plus, il s'écoule, il s'envole;
L'amour-propre en gémit, le sage s'en console.
Dix lustres surchargés de vingt hivers complets
Rangeraient Mars lui-même au rang des ...;
Hercule à septante ans ne serait plus Hercule,
Sa massue ornerait le bras de son émule.
Rien n'est stable, et le temps absorbe et détruit tout;
Vous vivez cependant, et vous êtes debout.
Combien peu de mortels ont atteint à votre âge!
Vous en avez joui, que faut-il davantage?
Remerciez plutôt le ciel de ses bienfaits.
<122>Si vos sens épuisés ne trouvent plus d'attraits
Dans le sein des plaisirs, au milieu de ces fêtes
Où vous entassiez conquêtes sur conquêtes,
Songez donc que Voltaire et même Richelieu
Ne vont plus à Paphos en invoquer le dieu.
Ce sérail si peuplé, ce séjour de délices
Devient à vos regards un gouffre de supplices.
Vous avez consumé ces feux dont le retour
De désirs renaissants attisait votre amour,
Et d'un corps languissant la vigueur affaiblie
Vous livre aux noirs soupçons, même à la jalousie.
De ces serpents cruels votre cœur est rongé;
Ah! cher comte, à ce point peut-on vous voir changé?
Qu'un Espagnol jaloux, possédé de colère,
Qu'un fier Napolitain, cruel et sanguinaire,
De leur amour trahi brûlent de se venger,
Ce n'est pas sur leurs pas qu'il faut vous engager.
La jeunesse a des droits, et peut au moins prétendre;
Mais qui ne jouit plus doit savoir condescendre.
La jalousie enfin doit-elle consumer
Un cœur que la nature a formé pour aimer?
Phyllis est inconstante, et Chloé trop volage :
De quoi vous plaignez-vous? et qu'importe, à votre âge,
Si l'amour à leurs pas enchaîne des amants?
Gardez-vous de troubler leurs doux embrassements;
Vous eûtes votre tour, que d'autres en jouissent;
Ces sentiments si vifs trop tôt s'évanouissent.
Quel roi pourrait lier par son autorité
Au vieillard décrépit la naissante beauté?
Ni l'amour ni les goûts ne sont point à commande,
Et chacun de son cœur fait librement l'offrande.
Mais, comte, examinez nos cheveux blanchissants,
Nos fronts cicatrisés et nos membres tremblants;
Qui pensera qu'encor ces détestables charmes
Puissent porter aux cœurs le trouble et les alarmes?
Oui, nos vœux doivent être à coup sûr rejetés.
Quittons plutôt un dieu, puisqu'il nous a quittés,
<123>Et d'un cœur magnanime abandonnons à d'autres
Ces plaisirs enchanteurs qui ne sont plus les nôtres.
La nature abondante et prodigue en ses dons
Nous en a dispensé pour toutes les saisons :
Au printemps de nos jours, heureux temps d'innocence,
La joie est dans les pieds, on court, on saute, on danse;
Bientôt le plaisir monte, et les adolescents
Au centre de leur corps ont le siége des sens;
Au midi de nos jours, ce feu s'élève aux têtes,
Le gain, l'ambition, y causent des tempêtes;
Et quand l'hiver des ans amortit notre ardeur,
La raison nous enchante et fait notre bonheur.
Ainsi, par une loi constante, irrévocable,
La nature a voulu que tout fût variable;
Tout ce qui naît s'accroît, se mine, et se détruit,
Le plus beau jour se voit succédé par la nuit.
Le sage à cette loi se soumet sans murmure;
Il profite en passant des dons de la nature,
Il ne peut en hiver exiger le printemps.
Mais vous, que la nature a comblé de présents,
Soyez reconnaissant, à ses faveurs sensible.
Qu'un fou présomptueux, ingrat, incorrigible,
Lui demande à grands cris d'augmenter ses bienfaits,
Que la volupté seule ait pour lui des attraits;
Comment peut-il toujours nager dans les délices?
L'homme est à chaque instant au bord des précipices;
Affaibli, décrépit, et surchargé de jours,
Qu'il laisse loin de soi folâtrer les Amours.
Que vois-je? ah! quel regard! et qu'est-ce que m'indique
Ce visage allongé, cet air mélancolique?
Votre esprit accablé se livre au désespoir.
Avouez franchement que, sans vous émouvoir,
La mâle austérité de la philosophie
Répugne à votre esprit, l'abat, le mortifie.
Au lieu d'un ami vrai, vous cherchez un flatteur,
Afin d'autoriser, d'aigrir votre douleur;
Je voudrais la guérir, en arracher le germe,
<124>Et rendre votre esprit plus tranquille et plus ferme.
Les temps qui sont passés ne sauraient revenir,
Mais vous pouvez encor, cher comte, rajeunir.
N'est-il d'autres plaisirs que dans la source impure
Où s'en vont se vautrer les pourceaux d'Épicure?
Voyez ces partisans des sales voluptés,
N'en sont-ils pas enfin et las et dégoûtés?
Il est, il est, croyez, des plaisirs pour tout âge.
Écoutez ce qu'a dit un grand homme, un vrai sage,
Ce sauveur des Romains, l'immortel Cicéron.
Déchu de ses honneurs, paisible en sa maison
Au sein tumultueux de la guerre civile,
Détestant les tyrans, gardant l'esprit tranquille,
Voici comme il s'exprime, en parlant aux Romains :142-a
« Les lettres font, dit-il, le bonheur des humains :
La jeunesse à leurs soins doit sa course brillante,
Par elles la vieillesse est moins sombre et pesante;
L'heureux extravagant y reprend sa raison.
Le misérable y voit sa consolation;
Chez nous, chez nos voisins, exilés, solitaires,
Leur secours en tout temps adoucit nos misères »
Quel plus noble plaisir que d'apprendre à penser?
Tout ce que vous perdez ne peut le compenser.
Le temple des beaux-arts vous ouvre son asile;
C'est là qu'est réuni l'agréable à l'utile,
C'est là que vous pourrez, à l'abri des soucis,
Voir d'un soleil couchant les rayons éclaircis,
Contempler le néant des vanités du monde,
De vos plaisirs passés l'illusion profonde,
Rester inébranlable aux divers coups du sort,
Et jouir du présent sans redouter la mort.
L'unique et le seul bien digne qu'on le réclame
Est la santé du corps et le repos de l'âme.


139-a Cette Épître fut composée à Neisse, comme le comte de Hoditz, qui y était venu faire sa cour au Roi, se préparait à retourner à Rosswalde. Frédéric la lui adressa vraisemblablement le 23 août 1774, avec la lettre où il lui donnait la permission de partir. Voyez la correspondance de Frédéric avec le comte Hoditz, inédite jusqu'ici, et qui sera publiée dans un des volumes suivants. Voyez aussi la lettre de Frédéric à Voltaire, du 13 ou du 19 septembre 1774.

142-a Voyez t. VIII, p. 156 et 304; et t. IX, p. 205.