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III. ODE A LA DUCHESSE DE BRUNSWIC SUR LA MORT DE SON FILS LE PRINCE HENRI, TUÉ PRÈS DE HAMM DANS LA CAMPAGNE DE 1761.168-a

O jour de sang, de deuil, de regrets et de larmes!
Les crimes insolents, échappés des enfers,
Amènent les moments de terreurs et d'alarmes;
Que de fléaux unis désolent l'univers!
L'aurore et le couchant, l'Océan et la terre
Aux funestes lueurs des flambeaux de la guerre
Contemplent leurs malheurs.
Un cruel brigandage,
La fureur du carnage,
Ont étouffé les mœurs.

L'ardeur de dominer, la soif de la vengeance,
Remplissent l'univers de leurs poisons mortels;
La loi, c'est le pouvoir; le droit, la violence;
Il n'est rien de sacré pour des cœurs criminels.
<148>Les yeux étincelants de rage et de furie,
Les chefs, de leurs guerriers lâchant la barbarie,
Dévastent les États.
Rois, quand je vous contemple,
Je vois que votre exemple
Produit ces attentats

Oppresseurs des humains, sanguinaires monarques,
D'esclaves prosternés souverains odieux,
Vous, dont l'orgueil séduit, malgré tant d'Aristarques,
Déguisant vos forfaits, vous travestit en dieux,
Jusqu'à quand verrons-nous vos discordes fatales,
Vos désirs effrénés, vos haines infernales
Continuer leur cours,
Nourrir nos incendies,
Tramer des perfidies
Qui dégradent nos jours?

Est-ce pour vos fureurs qu'un flatteur vous compare,
Dans sa fausse éloquence, aux êtres immortels,
Vous, qu'on dirait vomis des gouffres du Ténare,
Nés d'esprits malfaisants, inhumains et cruels?
Éblouis de l'éclat de votre rang suprême,
Et trop préoccupés de l'amour de vous-même,
Vous vous idolâtrez;
En vain ils vous abusent,
Vos crimes vous accusent,
Et vous font abhorrer.

De ces dieux irrités que vous couvrez d'outrage
Les traits sont effacés de vos cœurs malfaisants;
Leur courroux n'a jamais attiré notre hommage,
Mais leur seule bonté mérita notre encens.
<149>Désoler les cités et les réduire en poudre,
C'est dérober aux dieux le redoutable foudre
Dont ils arment leurs bras.
Ah! consolez la terre,
Et bannissez la guerre
De ces tristes climats.

Où tendent ces complots que des ressorts iniques
Font mouvoir à l'envi de vos conseils hautains?
Téméraires mortels, aveugles politiques,
Vous croirez-vous toujours arbitres des destins?
N'apprendrez-vous jamais par tant d'expérience
Combien tous les desseins d'une vaine prudence
Aux revers sont sujets,
Et que de la fortune
L'inconstance commune
Renverse vos projets?

Quels siècles ont produit des mœurs plus détestables
Que cet âge fécond en crimes, en forfaits?
Des pays saccagés, des rois impitoyables,
Oppressant l'univers foudroyé par leurs traits?
L'intérêt et l'orgueil sont leurs dieux en ce monde;
Que du sang des humains le torrent nous inonde,
Leurs jours sont trop payés
Des tyrans qui gouvernent,
Si leurs regards discernent
Les morts sous leurs lauriers.

Parcourez ces recueils d'exploits et de batailles;
Ces monuments d'audace et d'intrépidité
Ne vous fourniront point autant de funérailles
Que ce lustre écoulé ne nous en a coûté.
<150>Cette terre, de sang, de carnage abreuvée,
Cette foule de morts à nos yeux enlevée,
Atteste nos regrets,
Et des pompes funèbres
Couvrent nos faits célèbres
De lugubres cyprès.

Vous cimentez d'un sang à vos regards servile
Votre gloire abhorrée, atroces conquérants.
Les humains sont-ils donc d'une espèce assez vile
Pour servir de jouets aux fureurs des tyrans?
Cruels ambitieux, vos cœurs nés pour les crimes,
Offrant à la fortune un nombre de victimes,
Méprisent ces soldats
Qui, semblables aux marques,
Ne servent aux monarques
Qu'à gagner des États.

Ces peuples éplorés, ces femmes désolées
Par des sanglots amers réclament leurs enfants;
D'aussi vives douleurs sont-elles consolées
En recueillant des morts les tristes ossements?
Rois, entendez leurs cris, que vos cœurs en gémissent :
Ces imprécations dont elles vous maudissent
Sont le prix réservé
Au cœur dur et farouche
Qu'aucun malheur ne touche
Qu'il n'a point éprouvé.

Je te perds donc aussi, doux espoir de ma vie,
Prince aimable, que Mars aurait dû préserver
Des flèches du trépas que lançait en furie
Ce parricide bras que ton cœur sut braver!
<151>Sur la fin de mes jours, ma vieillesse pesante,
Hélas! n'a pu ravir à la mort dévorante
Que tes membres sanglants.
Quoi! je vois la lumière
Pour fermer la paupière
A mes plus chers parents!

Il n'est point de mortels dont l'âme courageuse
Résiste sans frémir à ces coups d'Atropos.
O vous, ma tendre sœur, mère trop malheureuse!
Vous perdez votre fils, vous perdez un héros.
Comme un rapide éclair, rayonnant de lumière,
Au premier pas qu'il fait, entrant dans la carrière,
Il disparaît soudain;
Telle au printemps la rose
Demeure à peine éclose
L'espace d'un matin.

La fureur insensée où s'emporte l'Europe
Répand le sang abject et le sang précieux;
Le fer frappe à la fois et le cèdre et l'hysope,
Et le soldat obscur et le chef généreux.
L'âge du vieux Nestor, la jeunesse d'Achille,
Trop faibles protecteurs, ne servent point d'asile
Contre l'arrêt du sort;
Cette race proscrite
Pousse et se précipite
Dans les bras de la mort.

Ah! pourquoi n'ai-je point la voix douce et sublime
Du chantre si fameux par les murs d'Amphion?
J'irais, j'irais pour vous, ô prince magnanime!
Fléchir dans les enfers Rhadamanthe et Pluton;
<152>Mes accords toucheraient la Parque inexorable,
Mes chants feraient tomber de sa main redoutable
Les rigoureux ciseaux;
Plus heureux que Thésée,173-5
J'irais de l'Élysée
Ramener mon héros.

Malheureux! où m'égare un fortuné délire?
Quel mortel peut passer l'Achéron par deux fois?
Tout espoir est perdu. Muse, brisons ma lyre,
Terminons les accents de ma tremblante voix;
Ces chants que m'inspira ma plainte douloureuse,
Trop faibles pour percer la voûte ténébreuse
De leurs tristes clameurs,
Rappellent des peintures
Qui rouvrent nos blessures,
Et redoublent nos pleurs.


168-a Voyez t. XII, p. 33-39.

173-5 Thésée descendit aux enfers avec Pirithoüs, et ne put point l'en ramener.