<183>

X. ÉPITRE AU MARQUIS D'ARGENS,209-a COMME LES RUSSES ET AUTRICHIENS BLOQUAIENT LE CAMP DU ROI.

Au camp de Bunzelwitz.209-b

Du philosophe des marquis,
Du Provençal le plus fidèle,
I ne m'est, d'un grand mois, transcrit
Billet, écriture ou nouvelle.
Ce n'est plus lui que je querelle,
Mais ce vil amas de brigands,
De barbares qui tous les ans
Viennent, au milieu de l'automne,
Des riches faveurs de Pomone
Dépouiller nos fertiles champs.
Ainsi qu'un ténébreux nuage
Qui renferme en ses flancs affreux
Les éclairs, la grêle et l'orage,
Devancé du bruyant ravage
Des aquilons impétueux,
Cet infâme essaim de barbares,
<184>De nos troupeaux, de nos trésors
Pillards et ravisseurs avares,
Ont inondé ces tristes bords,
Précédés par les nombreux corps
Des Cosaques et des Tartares;
L'horreur des dévastations,
Le désespoir et la ruine,
Les misères et la famine
Accompagnent leurs bataillons.
Bientôt leur vaste multitude,
Jointe au corps du brutal Loudon,
Nous entoure avec promptitude,
Et nous enferme d'un cordon.
Ce Buturlin, ce sacrilége,
Environné d'Autrichiens,
Dit : « Allons donc, que l'on assiége
Ces redoutables Prussiens;
Ils sont tombés dans notre piége;
Vive l'esprit des Russiens! »
Mais le dieu de l'intelligence,
Qui n'entre point dans les conseils
Des Midas et de leurs pareils,
Leur envoie dans son absence
La Folie avec ses grelots,
Digne d'endoctriner des sots.
Chez nous, l'active vigilance,
L'honneur et la persévérance,
Tous les matins, au trait vermeil
Que dardait la naissante Aurore,
De nos yeux tout prêts à se clore
Chassait les pavots du sommeil;
Et Mars, qui, selon sa coutume,
Se rit d'un catarrhe ou d'un rhume
Gagné dans ses champs périlleux,
Au lieu de la douillette plume,
Nous fournit des lits plus pompeux
Que n'ont les courtisans oiseux
<185>Qui, des voluptés de Versailles,
En étourdis, de nos batailles
Se font les juges sourcilleux.
Une colline en batterie,
Monument de notre industrie,
Fut le magnifique palais
Où des javelles que sans frais
Amassait une main guerrière,
Sans raffinement, sans apprêts,
Nous servaient de douce litière;
La terre portait notre faix,
Et des cieux l'immense carrière
A nos beaux lits formait le dais.
Là, quinze jours, et plus encore,
Nous vîmes la naissante Aurore,
A sa toilette le matin,
Se parer, d'un air enfantin,
Et de rubis, et d'émeraudes,
Scrupuleuse à suivre les modes
Dont Paris inonde Berlin;
Et tous les soirs, au crépuscule,
Tant que dura la canicule,
On nous vit, sans nous relâcher,
Assister au petit coucher
De Phébus, qui près d'Amphitrite,
La nuit, va rendre sa visite.
Enfin, marquis, par le hasard,
Ou bien quel qu'en soit le principe,
Des barbares l'épais brouillard
En moins d'un clin d'œil se dissipe.
Où sont ces brigands qu'ont vomis
Les bords glacés du Tanaïs,
Les marais empestés du Phase,
Ou les cavernes du Caucase?
Je n'aperçois plus d'ennemis.
Les voyez-vous qui sans scrupule
S'en vont fuyant vers la Vistule,
<186>Pour cacher la honte et l'affront
Dont on a fait rougir leur front?
Qu'ils retournent dans leur repaire,
Chez les farouches animaux,
Et qu'ils déchargent leur colère
Sur cette engeance sanguinaire
D'ours et de tigres, leurs égaux.
Pour Loudon, ce vaillant Achille,
Ce Loudon, auquel le concile
Et le pape auraient accordé
L'épée et la toque bénite
Dont on décora le mérite
De Daun, à présent brocardé,
Loudon et sa troupe dorée,
Et ses soldats et ses archers,
Se sont une belle soirée
Blottis derrière des rochers
Où nous n'irons pas les chercher.
Tels sont les gestes véridiques
Et tous les exploits héroïques
Qu'ont vus les champs silésiens
Des Russes et des Prussiens.
Mais tandis que ma muse accorte
Très-succinctement vous rapporte
Les prouesses de nos soldats,
Subitement devant ma porte
Arrive, avec un grand fracas,
Cette bavarde à l'aile prompte
Qui toujours parle, et nous raconte
Ce qu'elle sait ou ne sait pas,
Et qui divulgue sur ses pas
La gloire tout comme la honte
Des belles et des potentats.
Cette rapide renommée,
Dont l'homme le plus éventé
Et le sage avec gravité
Convoitent si fort la fumée,
<187>Nous apprend par des bruits confus
Que Daun et Broglie sont battus.
D'abord je me peins en idée,
Couvert de lauriers et de sang,
Haussé d'une demi-coudée,
Notre superbe Ferdinand;
Puis je me représente en Saxe
Monseigneur le prince Henri,
Qui se pavane sur son axe,
Appuyé sur son favori.
C'est ainsi que le ciel se joue
De ce que l'homme croit prévoir;
Ce plan où se fondait l'espoir
De l'alliance, qui l'avoue,
Et que Loudon sans insister
Sur nous devait exécuter,
Ce plan dans un clin d'œil échoue.
Ceci rappelle à mes esprits
Le conte dont je fus nourri,
Dans ma jeunesse errante et vaine,
Du fameux mont de La Fontaine,
Qui, parmi le bruit et les cris,
Et du travail d'enfant en peine,
N'accoucha que d'une souris.

GAZETTE MILITAIRE.

Dans ce moment, de grand matin,
Nous apprenons par le Sarmate
Qu'un de nos braves, nommé Plate,
Vient, secondé par le destin,
De donner un bon coup de patte
Au Moscovite Buturlin,
<188>Dont il a pris le magasin
Et deux mille ours à Kobylin.
Mais, ce qui passe la croyance,
Et fâche la russe Excellence,
Ce sont cinq mille chariots,
Chacun traîné de deux chevaux,
Les fruits perdus de ses rapines;
Enfin, pour comble à tant de maux,
Sept obusiers ou coulevrines.
De plus encore, on nous apprend
Qu'une cité très-bien munie,
Capitale de Posnanie,
Par un bonheur tout aussi grand,
Signale le bras triomphant
Du vainqueur du peuple oursoman.
Neuf bataillons portent nos chaînes,
Et ce Buturlin, si rétif
A dévaster nos belles plaines,
Chez le Sarmate, en fugitif,
Se cache pour pleurer ses peines.
Ainsi, bonnes gens de Berlin,
Ne craignez plus pour cet automne
Les maux que vous ferait Bellone
Sous le masque de Buturlin.
On vient de vous tirer l'épine
Qui commençait à picoter,
Et, secourus de la famine,
Jusqu'aux ours, tout se peut dompter.
Ah! puissent-ils dans la mer Noire,
D'une pirouette ou d'un saut,
La tête en bas, le cul en haut,
S'abîmer, eux et leur mémoire!


209-a Voyez t. XII, p. 185-191.

209-b Voyez t. V, p. 139.