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XLIX. DIALOGUE DES MORTS ENTRE LE DUC DE CHOISEUL, LE COMTE DE STRUENSÉE ET SOCRATE.

Le duc de Choiseul peut être considéré comme civilement mort depuis son exil,273-a et le sieur Struensée273-b peut être considéré de même comme déjà condamné à mort par la sentence qu'on portera contre lui. Rien n'empêche donc un auteur peu scrupuleux sur la chronologie de les traiter comme d'anciens morts, et de les faire trouver ensemble dans les lieux imaginaires où les ombres conversent et s'entretiennent selon la mythologie des païens, des chrétiens, des musulmans et de presque tous les peuples du monde.

Choiseul.

Non, quoi que vous puissiez me dire, rien ne me console de ne plus être à Versailles, de ne plus gouverner de royaume, de ne plus faire parler de moi. Qu'il est fâcheux d'être une ombre!

Socrate.

Pas plus que d'être autre chose. Quelle rage te possède de vouloir gouverner un peuple qui ne veut pas être gouverné par <238>toi? Et pourquoi te plains-tu d'être assujetti aux lois éternelles de la nature comme le reste des mortels?

Choiseul.

Je ne suis pas tant haï dans ce royaume que vous le croyez. Réellement roi de France, j'avais eu le secret de m'attacher beaucoup de personnes, soit par des services que je rendais, soit par des places que j'avais à donner, soit par des largesses qui ne me coûtaient rien. J'ai été regretté. Il n'y a pas en toute la France un homme qui m'égale en génie. Quel rôle je jouais! Je troublais l'Europe à mon gré, je surpassais Richelieu et Mazarin.

Socrate.

Oui, en tracasseries, en intrigues malignes, en friponneries; car tu étais très-fripon de ton métier. Mais sais-tu que la réputation de tes semblables n'est enviée de personne? Les gens vertueux la détestent, leur décision l'emporte à la fin dans le public, et ils dictent l'arrêt de la postérité. Tu ne passeras dans l'histoire que pour un brouillon célèbre, pour une fusée qui éblouit un moment, et qui s'éclipse dans la fumée qu'elle exhale.

Choiseul.

Vraiment, monsieur Socrate, vous avez de l'humeur; car il faut en avoir pour ne pas approuver mon ministère. La monarchie française est bien autre chose que la ville d'Athènes.

Socrate.

Tu te crois encore à Versailles avec ta femme, je veux dire avec ta sœur madame de Grammont, entouré de serviles adulateurs. Là, la fausseté déguisée en politesse te prodiguait le mensonge; les uns, par crainte de ton pouvoir, les autres, par un vil intérêt, t'encensaient et se rendaient les panégyristes de tes folies. Mais ici l'on n'a besoin de personne, on n'encense personne, et l'on ne dit que la vérité.

Choiseul.

Oh! le désagréable séjour! Qu'il est fâcheux pour un courti<239>san de Versailles, que dis-je? pour un ministre roi, de vivre avec d'aussi plats rustres! Mais que vois-je? quel objet nous envoie-t-on de l'autre monde? Qu'est-ce que cet animal? Il n'a point de tête; je crois, Dieu me damne, que c'est monsieur saint Denis. Qui es-tu, homme sans tête?

Struensée.

Je n'ai point l'honneur d'être saint, je suis même hérétique. Je suis venu ici sans tête, parce qu'on avait besoin de la mienne dans le pays où on me l'a coupée, faute d'en avoir d'autre.

<240>Choiseul.

On n'est pas si brutal en France. Les lois y sont pour le peuple, et non pour les grands. On ne coupe point nos têtes. Mais quel rôle as-tu joué? et pourquoi t'a-t-on traité ainsi?

Struensée.

Je suis le comte de Struensée, et de ces gens qui doivent tout à leur mérite; je suis l'auteur de ma fortune. Je professais la médecine dans le Holstein, lorsque le souverain de l'Islande, de la Norwége, du Holstein et du Danemark vint à Kiel. Il était abîmé de maladies; je l'en guéris heureusement. Je gagnai sa faveur, et plus encore celle de la Reine, qui ne me regarda pas avec des yeux indifférents. Je devins ministre, et je voulus être souverain. Je pensais comme Pompée, je ne voulais point avoir d'égal. Je trouvai le moyen de captiver mon maître, et pour le maintenir dans la sujétion, je l'abrutis à force de lui faire avaler de l'opium en guise de médecine; ensuite la Reine et moi, nous voulûmes nous rendre régents du royaume. Quand on est le second, on veut être le premier. Je me fis un grand parti. Nous étions sur le point de déclarer le monarque inhabile au gouvernement. Inopinément je fus arrêté la nuit, et mis aux fers. Ces Danois, qui ne connaissaient point Machiavel, ne purent sentir ce qu'il y avait de sublime dans ma conduite; et après avoir été vraiment roi, on me trancha la tête. Mais qui êtes-vous, vous qui m'interrogez?

Choiseul.

Je suis le fameux duc de Choiseul, ci-devant roi de France comme vous l'avez été du Danemark. Je fus le seul instrument de ma fortune; mes intrigues m'ont placé près du trône ou sur le trône, comme vous voudrez, où j'ai jeté le plus grand éclat. Je suis l'auteur du fameux pacte de famille par lequel j'engageais l'Espagne à sacrifier sa flotte et une partie de ses possessions de l'Amérique pour avoir l'honneur d'assister la France, aux abois par la guerre qu'elle faisait aux Anglais en Allemagne, battue sur terre et sur mer. Je parvins à faire la meilleure paix possible dans la situation où se trouvait le royaume, et ......

<241>Socrate.

C'est la seule action sage que tu aies faite de ta vie.

Choiseul.

Je me sens flatté qu'il y en ait au moins une que vous approuviez. Depuis, je chassai les jésuites de France, parce que, étant ambassadeur à Rome, je me brouillai avec leur général.

Socrate.

Cette engeance n'existait pas de mon temps; mais des morts m'ont appris que ce sont des sophistes armés de poignards et munis de poisons. Monsieur le comte de Struensée ne serait-il pas de leur secte?

Struensée.

Je suis de celle de Cromwell, de César Borgia et de Catilina. Mais continuez, monsieur le duc, à m'instruire.

Choiseul.

Après un aussi beau coup, je m'emparai d'Avignon, j'en chassai le pape, afin d'annexer pour jamais le Comtat au royaume de France; j'y ajoutai encore la Corse, que j'escamotai adroitement aux Génois.

Socrate.

Tu étais donc un conquérant?

Choiseul.

Ce fut de mon cabinet que je fis ces conquêtes; et nageant dans les plaisirs, livré aux dissipations, du sein des voluptés je troublais l'Europe. Plus les autres puissances étaient agitées, plus la France pouvait se maintenir en paix. Les guerres et la mauvaise administration précédente avaient épuisé nos finances, le crédit était perdu, et la banqueroute presque certaine.

Struensée.

De quelle façon troublâtes-vous l'Europe?

Choiseul.

Jamais rien de plus fin, de plus adroit, de plus sublime ne s'est imaginé. Premièrement je plaçai de grands fonds dans la compagnie orientale d'Angleterre, sous des noms supposés. Mes agents, qui faisaient hausser et baisser les fonds à plaisir, déroutaient tout le monde et ils brouillèrent les directeurs de la compagnie, tandis que par mes manœuvres adroites je soulevais les nababs du Mogol contre l'Angleterre. La guerre se fit entre eux, et la compagnie fut sur le point de succomber; je pensai en mourir de joie.

Socrate.

La belle âme!

Choiseul.

D'un autre côté, j'excitais les Neufchâtelois à se révolter278-a contre le roi de Prusse, pour donner à cet esprit inquiet de l'occupation chez lui. Non content de tant de choses que je menais de front comme les Romains leurs quadriges, à force de sommes répandues dans le divan, j'obligeais les Turcs à déclarer la guerre aux Russes, j'animais la confédération en Pologne pour tailler de la besogne à Catherine, je voulais soulever contre elle les Sué<242>dois, pour qu'une diversion entreprise de leur part soulageât la Porte accablée par les armées russes; j'aurais même persuadé à l'Impératrice-Reine de seconder Mustapha, si mes ennemis ne m'avaient culbuté.

Struensée.

Quel dommage que tant de beaux projets n'aient pas été exécutés!

Choiseul.

Sans doute. J'aurais fait tant de bruit, j'aurais tant tracassé, que toute l'Europe n'eût parlé que de moi.

Socrate.

Souviens-toi d'Érostrate, qui brûla le temple d'Éphèse pour avoir de la réputation.

Choiseul.

C'était un incendiaire, et je fus un grand homme. Je jouais sur notre globe le rôle de la Providence; je réglais tout, sans que personne s'aperçût des moyens que j'employais; on voyait les coups, sans voir la main dont ils partaient.

Socrate.

Insensé! oses-tu bien te comparer à la Providence, tes fourberies avec la toute-sagesse, tes crimes avec l'archétype de la vertu?

Choiseul.

Oui, monsieur Socrate, je l'ose. Que votre tête pelée apprenne que les coups d'État ne sont pas des crimes, et que tout ce qui donne de la gloire est grand. Souvenez-vous que vos Grecs ont érigé en demi-dieux des hommes qui ne me valaient pas.

Socrate.

Il a des transports au cerveau; ce sont des redoublements d'accès. Va-t'en consulter Hippocrate; il est ici près, il guérira ta folie.

<243>Choiseul.

Monsieur le comte de Struensée est plus proche; il me rendrait bien ce service, si j'en avais besoin (cependant sans opium). Ah! ce philosophe taciturne prend pour folie une noble fierté et la juste confiance que tout grand homme doit avoir en lui-même!

Struensée.

Vous n'avez pas besoin de remèdes, vous méritez les plus grands éloges; Machiavel vous eût donné la couronne des politiques. Mais pourquoi fûtes-vous exilé?

Choiseul.

Un chancelier,280-a plus fin fripon que moi, en vint à bout à l'aide d'une catin favorite280-b sous laquelle mon orgueil ne voulut pas plier.

Struensée.

Après les belles choses que vous aviez si heureusement exécutées, de quel prétexte put-on se servir pour vous exiler?

Choiseul.

On allégua l'épuisement des finances. Louis avait quelque répugnance à se voir auteur d'une banqueroute; il voulut traîner les choses, pour laisser à son petit-fils en héritage l'horreur publique que cet événement devait lui attirer. On m'accusa donc d'avoir prodigué les espèces pendant mon règne, et il est vrai que je méprisais ce vil métal; je faisais des largesses; j'étais né avec les sentiments nobles d'un roi, qui doit être généreux et même prodigue.

Socrate.

Ma foi, tu étais un maître fou d'achever la ruine d'un royaume.

Choiseul.

Mon esprit était porté au grand, et sans doute qu'il y a de la <244>grandeur à une monarchie comme la France de faire banqueroute. Ce n'est pas la faillite d'un marchand; il s'agit de milliards; l'événement fait du bruit, frappe les uns, étonne les autres, et bouleverse tout à coup nombre de fortunes. Quel coup de théâtre!

Socrate.

Le scélérat!

Choiseul.

Monsieur le philosophe, sachez qu'il ne faut pas avoir la conscience étroite quand on gouverne le monde.

Socrate.

Va, pour rendre des milliers de citoyens malheureux, il faut avoir la férocité d'un tigre et un cœur de roche.

Choiseul.

Avec de telles dispositions, vous pouviez briller au Céramique; mais vous n'auriez jamais été qu'un pauvre ministre.

Struensée.

Sans doute; un vaste génie se signale par des entreprises hardies, il veut du nouveau, il exécute des choses dont il n'y a point d'exemple, il laisse les petits scrupules aux vieilles femmes, et marche droit à son but, sans s'embarrasser des moyens qui l'y conduisent. Tout le monde n'est pas fait pour sentir notre mérite, les philosophes moins que les autres; et cependant nous sommes pour l'ordinaire les victimes des intrigues de cour.

Choiseul.

Voilà précisément comme j'ai succombé. Le mérite, à notre cour, ne tient pas contre les caprices d'une catin; encore était-elle soufflée par un cuistre à rabat; car que pouvait-elle d'elle-même, que ranimer le feu presque éteint d'un prince en tout temps esclave du sexe?

Struensée.

Si vous aviez employé l'opium pour engourdir votre mo<245>narque, les intrigues auraient été vaines; vous seriez encore ministre ou plutôt roi, car celui qui a le pouvoir et qui agit est effectivement le maître, et celui qui le laisse faire est tout au plus l'esclave de l'autre.

Choiseul.

L'opium était superflu. La nature avait fait mon maître tel que vos remèdes ont rendu le vôtre.

Socrate.

Ton opium t'a bien servi, malheureux apostat d'Hippocrate! Tu as été emprisonné ni plus ni moins, et puni plus doucement que tu ne l'avais mérité.

Struensée.

C'était un coup de la fatalité, que l'on ne pouvait prévoir. Quelle catastrophe d'être déplacé, et encore par quelles gens!

Socrate.

Non, c'est une suite de la justice éternelle, afin que tous les crimes ne soient pas heureux, et qu'il y en ait quelques-uns de punis pour l'exemple des pervers.

Choiseul.

Je me flatte pourtant que vous plaignez ma disgrâce; car si j'avais continué mon règne, j'aurais étonné l'Europe par les grandes choses que mon génie aurait produites et exécutées.

Socrate.

Tu aurais continué à faire de brillantes sottises; si l'Europe avait des Petites-Maisons, on devait t'y loger. Et toi, Danois, les supplices d'Ixion et de Prométhée seraient encore trop doux pour punir ta noire ingratitude envers ton maître, et tous les attentats qu'une ambition effrénée t'a fait commettre.

Choiseul.

Voilà donc la gloire que j'attendais!

<246>Struensée.

Voilà donc la réputation que je m'étais promise!

Socrate.

Allez, malheureux, et choisissez un autre séjour que le mien; associez-vous aux Catilina, aux Cromwell, et ne souillez plus par votre présence impure la demeure des sages.

Choiseul.

Quittons ce raisonneur impertinent, qui m'excède.

Struensée.

Éloignons-nous de ce sombre moraliste. Mais où tourner nos pas? Je vais chercher la société des Allemands, mes compatriotes, et me consoler avec Wallenstein de mes infortunes. Adieu, roi sans États.

Choiseul.

Pour moi, je m'associerai aux Français, et je vais joindre Pepin, le maire du palais. Adieu, ministre sans tête.

(1772.)


273-a Le 24 décembre 1770.

273-b Emprisonné le 17 janvier 1772; exécuté le 28 avril de la même année. Voyez t. VI, p. 55-57,et ci-dessus, p. 235.

278-a En 1768. Voyez ci-dessus, p. 208.

280-a Maupeou. Voyez t. VI, p. 34.

280-b La comtesse Du Barri. Voyez t. VI, p. 34 et 35.