<180>Voulez-vous que ma muse chante
Le train de ma vie ambulante?
Tantôt rôti, tantôt glacé,
Tantôt haut, tantôt bas percé,
Souvent nageant dans l'abondance,
Et souvent usant d'abstinence,
Par les fatigues harassé,
Jamais rebuté ni lassé,
Quelque sort que le ciel m'envoie,
Méprisant les vaines erreurs,
Et toujours simple dans mes mœurs.
Je suis plus enclin à la joie
Qu'aux mélancoliques vapeurs
Dont la cruelle frénésie
Empoisonne de ses noirceurs
Les plus beaux jours de notre vie.

Si vous voyiez couleur de chair, vous seriez le plus aimable et le plus heureux mortel que Dieu eût créé; mais comme il n'y a rien de parfait dans ce monde, vous ne serez qu'aimable. Je vous prie, mettez-vous l'esprit en repos sur l'Europe. Si l'on voulait prendre à cœur toutes les infortunes des particuliers, la vie humaine entière ne serait qu'un tissu d'afflictions. Laissez à chacun le soin de démêler sa fusée comme il pourra, et bornez-vous à partager le sort de vos amis, c'est-à-dire, d'un petit nombre de personnes. C'est, en honneur, tout ce que la nature a droit de demander d'un bon citoyen; sans quoi notre cerveau ne fournirait point assez d'humidités pour les larmes que nous aurions à répandre.

L'Europe, qu'un lutin lutine,
A, dit-on, perdu la raison;
Il est vrai qu'elle en a la mine,
Et mérite bien ce soupçon.

L'abbé de Saint-Pierre se fait fort d'ajuster l'intérêt des princes de l'Europe aussi facilement que vous composez vos vers. Ce grand ouvragea ne s'accroche à rien qu'au consentement des


a L'abbé de Saint-Pierre avait envoyé à Frédéric un de ses ouvrages sur la manière de rétablir et de consolider définitivement la paix en Europe. Voyez la lettre de Frédéric à Voltaire, du 12 avril 1742. Voyez aussi t. IX, p. 36 et 165; t. XIV, p. 292 et 323 : t. XV, p. 71 et 152 : et t. XVI, p. 229.