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148. AU MÊME.

Camp de Kuttenberg, 10 juin 1742.

J'étais né pour les arts; nourrisson des neuf Sœurs,
Tout y conviait ma jeunesse.
Un cœur compatissant, avec de simples mœurs,
M'inspiraient peu de goût pour l'orgueil des grandeurs;
Je n'estimais point la prouesse
D'un héros tyrannique entouré de flatteurs.
Les grâces, la délicatesse,
Les folâtres erreurs d'un cœur plein de tendresse,
Le dieu des doux plaisirs, les charmes séducteurs,
La volupté de toute espèce,
Dans l'île de Cypris me parèrent de fleurs.
De cet état heureux j'ai goûté les douceurs.
Bientôt un coup du sort sur un plus grand théâtre,
Sujet à des revers fameux,
M'a fait monter malgré mes vœux.
Là, d'un air triomphant, altier, opiniâtre,
D'un lustre éblouissant, bouillant et valeureux,
La Gloire, ce fantôme, apparut à mes yeux;
J'encensai ses autels, et ce culte idolâtre,
Brillant dans ses erreurs, non moins que dangereux,
Rendit mes pas audacieux.
Mais la Gloire, bientôt, me traitant en marâtre,
Me rappelant à moi, dans ses plaisirs affreux
Me fit voir les malheurs des humains furieux;
Et ce hideux monstre, qui nage
Dans des torrents de sang répandus par sa rage,
Immole les humains pour illustrer son nom,
Pour humer de l'encens, ou pour ceindre son front.
Que périsse plutôt à jamais ma mémoire!
Non, je n'ai point l'esprit farouche de Néron;
Le sang de mes amis, versé pour ma victoire,
Me pénètre le cœur du plus affreux poison.
Serai-je plus heureux en vivant dans l'histoire?
Un seul siècle écoulé, que dis-je? une saison
Replonge dans l'oubli le plus fameux renom.
Dans ce monde étonnant que contient l'Élysée,
De tous ceux dont la mort trancha la destinée,