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13. A LA MARQUISE DU CHATELET.

Berlin, 20 août 1739.



Madame,

Après avoir fait cent milles d'Allemagne en quatre jours, il ne me fallait pas moins qu'une lettre de votre part pour me rappeler à la vie. Dans six semaines d'absence, j'ai parcouru une infinité de pays, de contrées et de villes, j'ai vu quelques millions d'hommes; mais je puis vous jurer, madame, que parmi cette prodigieuse quantité il ne s'en est pas trouvé un digne de recevoir la bourgeoisie de Cirey.

Je suis bien aise d'apprendre que le petit hommage d'ambre que vous a fait la Prusse vous a été agréable. L'ambre est de l'encens; on s'en sert dans toutes les églises catholiques, et même les Indiens en parfument leurs idoles. Pourquoi cet encens ne fumerait-il point à Cirey, dans ce temple de la Vérité et de l'Amitié, où l'usage en est plus légitime que dans ces lieux consacrés par l'erreur et peuplés par la superstition?

Si j'apprends que le vin de Hongrie fasse du bien à notre cher et digne ami, et s'il est de votre goût, je continuerai de vous en fournir. Il est bien juste que chaque pays vous paye le tribut de ce qu'il produit de plus exquis.

Vous voulez, madame, que je m'applique à la physique, pour que votre commerce ne m'ennuie point, comme il vous plaît de le dire. Il me semble cependant que cette précaution est prise de fort loin; un jeune homme, pour peu qu'il ait de sensibilité, ne restera pas court avec une jeune, belle et aimable dame. Je sens bien que, si j'avais le plaisir de vous voir, je vous parlerais de tout autre chose que de physique, et que Newton, Maupertuis, Mairana et Locke ne m'occuperaient guère en votre présence. Ménageons-nous les secours de ces savants hommes pour l'âge où le cœur glacé ne nous fournit plus rien à dire, et permettez-moi, madame, de préférer, à mon âge, la vivacité des sentiments aux charmes flegmatiques d'une correspondance physique.


a Voyez, t. XI, p. 57.