15. A LA MARQUISE DU CHATELET.

Remusberg, 27 octobre 1739.



Madame,

J'étais vis-à-vis de Machiavel, lorsque j'eus le plaisir de recevoir votre lettre et la traduction italienne de la Henriade. Je me suis vu infiniment encouragé par les suffrages que vous donnez à la préface de la Henriade. Ce sont la vérité et la persuasion qui se sont exprimées par ma plume. Cet ouvrage se loue de lui-même, et je n'ai d'autre mérite que celui d'avoir arrangé les phrases. M. de Voltaire n'a pas besoin de panégyriste pour être estimé et goûté de l'Europe; aussi n'est-ce que d'un faible roseau que j'ai voulu étayer l'édifice de sa réputation.

Vous me demandez des nouvelles de Machiavel. Je compte de l'achever dans quinze jours. Je ne voudrais point présenter un ouvrage informe et mal digéré aux yeux du public. J'écris beaucoup, et j'efface davantage. Ce n'est encore qu'une masse d'argile grossière, à laquelle il faut donner la façon et le tour convenable; cependant je vous envoie l'Avant-propos, pour vous faire juger dans quel esprit cet ouvrage est composé. Il y a des matières sérieuses où il a fallu des réfutations solides; mais il y en a d'autres où j'ai cru qu'il était permis d'égayer le lecteur. Je ne sais rien de pire que l'ennui, et je crois que l'on instruit toujours mal le lecteur lorsqu'on le fait bâiller. Peut-être y a-t-il <33>de la présomption, à mon âge, de me flatter d'instruire le public; mais peut-être n'y en a-t-il point à vouloir lui plaire. J'aurais bien voulu semer par-ci par-là de ce sel attique tant estimé des anciens; mais ce n'est pas l'affaire de tout le monde. J'enverrai l'ouvrage, chapitre par chapitre, à M. de Voltaire. Votre jugement et votre goût me tiendra lieu de celui du public; je vous demande en amitié de ne point me déguiser vos sentiments.

Mais je m'aperçois que, comme l'éternel abbé de Chaulieu, je ne parle que de moi-même.36-a Je vous en demande mille pardons, madame; la matière m'entraîne, et Machiavel m'a séduit.

Pour changer de discours, je vous dirai que nous avons vu ici l'aimable Algarotti avec un certain mylord Baltimore,36-b non moins savant et non moins agréable que lui. J'ai senti tout le prix de leur bonne compagnie pendant huit jours, après quoi ils ont été relevés par ce Marcus Curtius des Français36-c qui se dévoue pour le bien de sa patrie, et qui va s'abîmer, dit-on, dans le plus grand gouffre des mers hyberborées. J'ai pensé le confesser en le voyant partir, regrettant toutefois qu'un aussi aimable homme allât se morfondre dans un climat et dans un pays aussi peu digne de lui que la Russie.

Il m'a dit mille biens de son monarque, et il a pensé me ranger de l'opinion de ces philosophes qui disent que c'est l'amour qui débrouille le chaos.36-d Que ce soit l'amour ou ce qu'il vous plaira, je ne m'en embarrasse point; mais je vous prie de croire que je ne suis pas aussi indifférent sur les sentiments que j'ai pour vous, <34>et qu'il m'importe beaucoup que vous vouliez vous persuader de l'estime avec laquelle je suis,



Madame,

Votre très-affectionné ami.

Ayez la bonté de faire mes amitiés à notre digne ami.


36-a Voltaire dit, dans l'Épître à Genonville (1719) :
     

Ne me soupçonne point de cette vanité
Qu'a notre ami Chaulieu de parler de lui-même :

et dans son Epître à M. le duc de Sully (1720) :
     

L'éternel abbé de Chaulieu
Paraîtra bientôt devant Dieu.

L'abbé de Chaulieu, né en 1639, mourut en 1720.

36-b Voyez t. XIV, p. VI et 81 : et t. XVI, p. 415.

36-c Le marquis de La Chétardie, jusqu'alors envoyé de France à Berlin. Voyez ci-dessus, p. 28.

36-d Allusion à l'amour de Louis XV pour la comtesse Louise-Julie de Mailli-Nesle. Voyez t. XII, p. 68.