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140. AU MARQUIS D'ARGENS.

(Grüne-Wiese) auprès de Dresde. 15 juillet 1760.

Vous vous flattez vainement, mon cher marquis; nos affaires prennent un tour détestable. J'ai cru les réparer en venant mettre le siége devant Dresde; je prendrai la ville, et n'avancerai en rien mes affaires par là. Faites mon épitaphe d'avance, et croyez que je vois assez clair dans ma situation pour ne la pas juger au hasard désespérée. Les flottes anglaises agissent avec succès de tous côtés, de sorte qu'il n'y a aucun reproche à leur faire. Le prince Ferdinand n'a que soixante-dix mille hommes, au lieu de cent mille que vous lui donnez; cela change un peu l'ordre du tableau. Vous raisonnez sur les gazettes; mais ces gazettes ne sont pas véridiques, et voilà ce qui vous trompe. Loudon a perdu dix mille hommes à l'affaire de Landeshut, nonobstant quoi il reste encore quatre-vingt-quinze mille hommes aux Autrichiens contre moi; les Russes en ont soixante mille. Voilà notre situation, sans compter bien des choses sur lesquelles je dois garder le silence à présent, mais que je pourrai dire quand les choses seront passées.

La comédie des Philosophes est assez bien faite; mais il y a des allusions qui ne m'ont pas frappé, faute de connaître sur quoi elles portent, comme par exemple : « Jeune homme, prends et lis; »a « le Père de famille, »a etc. Hélas! mon cher marquis, tout cela m'aurait fort amusé dans un autre temps; mais à présent je ne vois devant mes yeux que le gouffre où je suis près de m'abîmer. Adieu, mon cher. Ne vous abandonnez pas à des espérances chimériques; plaignez-moi d'avance. Veuille le ciel que mes oracles soient trompeurs! Mais, quoi qu'il arrive, faites notre épitaphe d'avance. Je vous embrasse.


a Voyez les Philosophes de Palissot, acte II, scène III, et acte III, scène VI. Les Pensées sur l'interprétation de la nature (par Diderot), 1754, sont dédiées « aux jeunes gens qui se disposent à l'étude de la philosophie naturelle; » et la dédicace commence par les mots : « Jeune homme, prends et lis, etc. » Le Père de famille, par Diderot, fut imprimé en 1758 et représenté en 1761.