18. AU MARQUIS D'ARGENS.

Stettin, 9 juillet 1747.

Il n'y a qu'une tortue capable de voyager aussi lentement que vous, et, si vous continuez de même, il y a apparence que vous arriverez à Paris vers le commencement de l'année 1748. J'ai tressailli de joie en apprenant la victoire que le comte de Saxe vient de remporter.17-a Il faut avouer que M. de Cumberland est une grande pécore, et quelque chose de pis. Ces animaux ont vu <16>perdre trois batailles à leurs alliés pour s'être laissé attaquer dans des postes, et ils retombent toujours dans les mêmes fautes, pourquoi ils seront réprouvés des Césars, des Condés, des Turennes, des Montécuculis, et hués par les Feuquières, et, s'il plaît à Dieu, damnés dans l'autre monde comme des animaux incorrigibles. Point de raison, M. de Cumberland, point de raison! Ah! le beau projet dont vous venez d'accoucher! Point de raison, monseigneur! eût dit le révérend père Canaye.17-b Pour moi, je ne cesserai de vous exciter, de vous encourager et de vous animer d'ici. Point de repos, d'Argens, point de repos! Voyagez, et, passant par monts et par vaux, hâtez-vous d'arriver chez l'Achille français et de lui rendre la lettre dont vous êtes chargé.18-a Si vous eussiez commandé l'armée alliée, vous n'eussiez pas marché si vite, et il y a apparence que, sous votre conduite, elle n'eût été battue qu'au mois de décembre tout au plus tôt. Ayez bien soin de Terpsichore. Il me tarde de vous savoir à Paris. A présent vous aurez occasion d'enfler toutes les voiles de votre éloquence, en faisant votre révérence au Roi. Si vous ne faites pas un compliment digne de la presse, je serai le premier à vous jeter la pierre. Adieu; tous ces grands événements, qui excitent l'ambition des autres, amortissent cette passion en moi. Plus je fais de chemin dans le monde, et plus je reconnais que les plus sages et les plus heureux sont les citoyens des vignes,18-b qui n'ont d'autre soin que de se rendre raisonnables et les humains heureux.


17-a A Laeffelt, le 2 juillet 1747. Voyez t. IV, p. 13 et 14.

17-b Dans la Conversation du maréchal d'Hocquincourt avec le P. Canaye, 1654, faisant partie des Œuvres mêlées de M. de Saint-Évremond, t. II, p. 40, édit. d'Amsterdam, 1706, le père jésuite dit : « Point de raison! C'est la vraie religion cela. Point de raison! »

18-a Voyez t. XVII, p. V.

18-b Voyez t. X, p. V et VI.