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23. DU MÊME.

Marseille, 27 septembre 1747.



Sire,

A la diligence que je fais, Votre Majesté ne m'accusera plus de paresse. Je suis arrivé en Provence il y a huit jours; mes affaires sont terminées à ma satisfaction. Je pars pour Paris dans six jours, où je vais chercher la Cochois, et V. M. peut être assurée que nous nous serons rendus à Berlin, selon ses ordres, à la fin du mois d'octobre. Voilà près de six cents lieues que j'aurai faites en deux mois. Après cela, que V. M. dise que je voyage lentement! Je finirai, en arrivant à Paris, l'engagement du peintre que V. M. souhaite d'avoir. Elle peut être assurée que je ne lui donnerai que de l'excellent.

J'ai vu, en allant en Provence, presque toutes les troupes du royaume. Dans celle de Dijon, tous les sujets sont au-dessous du médiocre; dans celle de Lyon, il y a un comique bon, mais qui demande des appointements extraordinaires, une amoureuse médiocre, entretenue par un amant, ainsi difficile à avoir, et qui ne vaut pas le quart de la pension qu'elle m'a demandée. La troupe d'Aix, ma chère patrie, est exécrable; il n'y a pas une seule personne capable de jouer des seconds rôles dans une bonne comédie. Enfin, l'ennui de ne trouver rien qui pût convenir à V. M. m'a obligé d'aller à Marseille. J'y ai trouvé les trois plus excellents sujets du royaume; je n'excepte pas même ceux de Paris, au-dessus desquels je les mets, si l'on excepte la Duménil. Deux de ces sujets sont le sieur Rousselois et sa femme, qui avaient été autrefois engagés pour le service de V. M., et qui ne furent point assez heureux pour aller à Berlin. Le mari joue supérieurement dans le tragique, ainsi que dans le comique; il a la noblesse et le bon sens de Baron, le feu de Dufresne et la voix de Quinault l'aîné. Cet homme serait depuis longtemps à Paris, où il a débuté avec un succès extraordinaire, si un gentilhomme de la chambre, qui croyait avoir quelque raison personnelle de se plaindre de lui, ne s'était déclaré ouvertement son ennemi. Enfin, Sire, je n'ai jamais rien vu de si parfait que cet acteur, et il est <27>aussi au-dessus de tous les comédiens que nous avons à Berlin que la Cochois est au-dessus de l'Auguste et de l'Artus. Quant à sa femme, c'est une jeune beauté de vingt ans, le visage ovale, les yeux vifs et tendres, le nez effilé, la bouche petite et remplie de grâces; elle est un peu plus grande que Marianne, a la taille fine et charmante; elle joue avec beaucoup de délicatesse et de bon sens. C'est, dans le tragique, le son de voix touchant de la de Seine, et, dans les grandes amoureuses, la noblesse de la Le Couvreur. Elle a la poitrine un peu faible : mais, comme elle joue ici la comédie six fois par semaine, elle ne se ressentira plus de cette incommodité à Berlin, où elle pourra se reposer trois ou quatre jours de la semaine. Le troisième sujet est une grande fille âgée de dix-sept ans, appelée Drouin, sœur d'un comédien qui joue les premiers rôles à Paris. Elle est faite au tour, elle a les yeux remplis de feu, la bouche gracieuse, le tour du visage bien fait; elle a au théâtre beaucoup d'intelligence, joue les amoureuses avec esprit, et les soubrettes en cas de besoin; elle déclame aussi fort bien dans le tragique.

Ces trois sujets, Sire, sont prêts à s'engager pour le service de V. M. J'ai trouvé d'abord quelque difficulté dans le sieur Rousselois et sa femme, attendu qu'il se plaignait qu'on lui avait fait quitter un engagement considérable qu'il avait à Bordeaux; mais je lui ai si bien fait connaître les avantages qu'il y avait d'être au service de V. M., qu'il est aujourd'hui charmé d'y entrer.

Je n'ai rien voulu conclure avec ces trois sujets que je n'aie eu l'honneur auparavant de savoir les intentions de V. M., parce que je ne sais si les conditions qu'ils proposent pourront lui convenir. J'ai vu ici les engagements du sieur Rousselois et de sa femme; ils ont chacun mille écus de France, et ils demandent mille écus chacun d'Allemagne; je leur ai offert huit cents écus. J'ai péroré et harangué inutilement pendant une heure.

Quant à la petite Drouin (je dis petite, parce qu'elle est remplie de grâces, et qu'elle a encore ces manières enfantines qui conviennent si bien à la jeunesse), elle consent de s'engager pour six cents écus. Il y a encore une autre chose dont il faut que je prévienne V. M. : c'est que ces sujets ne peuvent venir qu'à Pâques, parce qu'ils sont engagés jusqu'alors, et il faut que je <28>fasse faire à ce sujet une réflexion à V. M. Elle ne trouvera aujourd'hui que de très-mauvais comédiens; tout ce qu'il y a de bon est engagé dans les troupes jusqu'à Pâques. Je dirai plus à V. M. : c'est que je ne lui conseillerais pas de prendre ceux qui déserteraient, parce que, ayant fait une mauvaise action, ils seraient capables d'en faire une seconde et de quitter ainsi le service de V. M. Je crois donc qu'elle devrait prendre patience jusqu'à Pâques. La troupe passera l'hiver comme elle pourra, et je me charge, avec les acteurs qu'elle a, de faire représenter jusqu'à Pâques une bonne comédie par semaine. Que V. M. me permette de lui dire une chose. Nous faisons toujours de grandes recrues, mais elles ne sont guère bonnes. En vérité, Sire, depuis que je suis en France, et que j'ai vu la comédie de Paris et celle de Marseille, je suis encore plus convaincu que je ne l'étais que V. M. n'a que deux comédiens à qui le titre d'acteur convienne, Favier et la Cochois. Grand Dieu, que tout le reste paraîtrait mauvais à côté des sujets que je vous propose! Et quant aux filles dont Petit parle, cela fait des actrices si médiocres, qu'on n'en a pas voulu même dans les troupes ordinaires; elles chantent dans les chœurs du concert de Rouen. D'ailleurs, Sire, je crois qu'il nous faut des sujets faits et non point à faire, qui peut-être ne pourraient jamais être formés.

31-aIl y a une jeune personne qui n'est ni laide ni jolie, qui se propose d'être figurante, quoiqu'elle soit capable d'être première danseuse. Elle a des grâces infinies, elle est bien faite, a le pied et la jambe de la Cochois.31-b Elle pourrait, en cas de besoin, jouer quelques rôles jusqu'à Pâques, et elle servirait à faire aller la comédie jusqu'à l'arrivée de très-grands sujets. Comme vous ne m'avez donné, Sire, aucun ordre d'engager des danseuses, je n'ai point voulu lui faire aucun engagement. Cependant je compte de la mener à Berlin; si V. M. ne la trouve point à son gré, je la garderai pour moi. Elle joue du clavecin comme un ange, et il me faut en vérité aujourd'hui quelque jeune personne qui m'égaye et m'empêche de devenir hypocondre. Comme voici les <29>six mois d'hiver, où je ne crois point l'immortalité de l'âme, je crois pouvoir, sans risquer mon salut, céder au mouvement de la chair, quitte à devenir dévot et renvoyer la figurante lorsque l'été reviendra. Je suis, etc.


31-a Cet alinéa est tiré de la Prusse littéraire sous Frédéric II, par M. l'abbé Denina. A Berlin, 1790, t. I, p. 214 et 215.

31-b Voyez t. XI, p. 239.