50. DU MARQUIS D'ARGENS.

Berlin, 26 mars 1759.



Sire,

J'ai reçu la lettre que Votre Majesté m'a fait la grâce de m'écrire, dans le moment que je partais de Hambourg, et j'ai attendu d'être à Berlin pour avoir l'honneur de lui répondre; car, avant d'y arriver, je n'ai jamais été certain un seul moment, à cause de ma faiblesse, du temps où je pourrais être assez heureux pour la revoir. Enfin, après quatorze jours de route, je suis venu glorieusement à bout de faire trente milles. Ma santé se rétablit pourtant, et, si vous voulez me permettre de faire une campagne de six semaines ou de deux mois, je compte d'être en état, pendant les mois de juillet et d'août, de vous suivre jusqu'à Vienne. Cela ne me causera aucune dépense, ni aucuns frais à V. M. J'ai été obligé d'acheter des chevaux, puisque, en paix comme en guerre, une de mes jambes ne peut pas me servir une heure de suite; j'ai donc pris un carrosse.

<58>Malgré ce que V. M. me dit de la supériorité du nombre de ses ennemis, je suis toujours convaincu qu'elle viendra à bout de les réduire à lui accorder une paix glorieuse. La France est, par rapport aux finances, dans l'état le plus pitoyable; elle n'a plus aucun crédit dans les pays étrangers, et son commerce est entièrement ruiné. Les Anglais s'y prennent de la manière qu'il convient pour la réduire à se prêter aux conditions qu'on voudra lui offrir. Si les Anglais se rendent maîtres de Québec, ils forceront, s'ils en ont envie, les Français à faire la guerre à la reine de Hongrie. Cette dernière prise de la Guadeloupe a achevé de jeter dans la consternation tous les négociants du royaume. Enfin, au pied de la lettre, il n'y a plus en France ni finances, ni marine, ni commerce. Comment continuer à payer les subsides? Il s'agit de faire encore un effort cet été, et la paix ne peut manquer de se conclure en automne. J'ai vu, depuis un mois, plusieurs des plus gros négociants de Hambourg, deux, entre autres, qui venaient depuis quinze jours de France, l'un de Marseille, l'autre de Bordeaux. Le premier m'a assuré que, au lieu de quatre cent soixante vaisseaux que les Marseillais envoyaient tous les ans dans le Levant, il n'en était parti, depuis deux ans, que dix-sept, tous les autres ayant été pris, ou brûlés, ou coulés à fond. Le négociant de Bordeaux m'a dit que, depuis onze mois, il n'était parti de cette ville que trois vaisseaux pour les îles de l'Amérique et pour le Nord, au lieu de cinq à six cents qui partaient toutes les années pour différents endroits. Enfin, Sire, un fait certain, c'est que, depuis dix-huit mois, les Français n'ont pas reçu une livre de sucre de leurs plantations. Ce sont les Danois qui prennent le sucre aux raffineries de Hambourg, qui le vont vendre en France, et achèvent d'en faire sortir l'argent. Les Français n'ont jamais été si bas pour les finances dans les plus grands malheurs de Louis XIV. Ajoutez à cela un mécontentement général de la nation, qui demande la paix; un esprit de vertige répandu dans leur conseil d'État; des ministres qui se haïssent, qui cherchent à se détruire, qui sont presque tous les jours remplacés par de nouveaux, et vous verrez, Sire, qu'il faut que la France songe sérieusement à la paix. Et si elle est épuisée, qui donnera des subsides aux barbares et aux Tartares? <59>qui soudoiera ces Suédois? qui payera ce tas de cuistres rassemblés à qui l'on donne le nom de l'armée de l'Empire? Je conviens que les Autrichiens sont de braves gens et des ennemis qu'on ne doit pas mépriser; mais vous les avez battus si souvent, que vous les rebattrez toujours de nouveau lorsque vous voudrez vous servir des lumières supérieures que la nature vous a données. L'Europe, Sire, est persuadée de ce que je dis à V. M., et vos ennemis, malgré leur nombre, ne paraissent rien moins qu'assurés de leur bonne fortune. Je sais les discours qu'ils tiennent, parce que je viens d'un pays où ils ont beaucoup de partisans. La seule chose qui pourrait rendre vos ennemis vainqueurs, c'est si vous veniez à périr. Vous devez donc songer, Sire, à votre conservation, non seulement par rapport à vous, mais encore par rapport à tout votre peuple. Quant à moi, Sire, je suis plus obligé que qui que ce soit au monde de faire des vœux pour V. M.; car, si j'étais assez malheureux pour la perdre, j'aimerais mieux aller vivre dans quelque colonie anglaise de l'Amérique que de retourner en France. Je ne saurais exprimer à V. M. les injustices que l'on m'y a fait essuyer depuis quelques mois, et j'ai été fort heureux de tirer d'abord à Hambourg trente-deux mille livres, car on ne veut plus laisser sortir les quinze mille qui devaient m'être payées au commencement de février. Mon frère m'a écrit que tout ce qu'il pouvait faire, c'était de me payer les intérêts de cette somme, qu'il garderait jusqu'à ce que, à la paix, les choses prissent une autre face. Pour me chagriner davantage, les gens du Roi ont dénoncé ma Philosophie du bon sens au parlement de Paris comme un livre impie, et il a été brûlé par la main du bourreau; l'arrêt qui le condamne a été ensuite mis dans toutes les gazettes étrangères. Je prie V. M. de se souvenir que ce livre est imprimé depuis vingt-trois ans, qu'il a été fait en Hollande, par conséquent dans un pays où les Français n'ont aucune juridiction, que personne jusqu'ici, en France, ne s'était avisé d'y trouver rien de contraire ni aux mœurs, ni à la Divinité. Peut-on montrer plus de haine et de passion? Ces gens-là ne cherchent pas même à les couvrir, car ils ont fait brûler par le même arrêt le poëme de Voltaire sur la religion naturelle, et ils ont eu l'insolence de mettre dans leur arrêt, qu'ils ont <60>fait imprimer : « Poëme par le sieur de Voltaire, dédié au roi de Prusse. » Ce qui m'afflige le plus, c'est que, malgré tant de sujets de me plaindre, je suis obligé de me taire, de dissimuler et d'attendre la paix pour ravoir ce qui me revient, et surtout le bien de ma mère, qui a quatre-vingts ans passés. Mais je puis protester à V. M. que, si j'avais le malheur de la perdre, j'aimerais mieux être privé de tout ce que j'ai dans le monde que de vivre dans un pays où de pareilles indignités sont autorisées. Si j'avais vingt ans de moins, je demanderais à V. M. la permission de faire la campagne dans l'armée du prince Ferdinand. J'ai l'honneur, etc.