80. DU MARQUIS D'ARGENS.

Berlin, 20 octobre 1759.



Sire,

Lorsque je loue la conduite de Votre Majesté, la vérité dicte mes discours, et le caractère de courtisan n'y a aucune part. Ainsi vous permettrez que je vous dise encore qu'il n'y a rien de plus beau que votre dernière marche en Silésie; et je suis convaincu que vos ennemis en conviennent eux-mêmes. Je suis bien affligé d'apprendre que vous êtes incommodé, et, si j'ose demander avec la plus grande instance une grâce à V. M., c'est de me tirer de l'inquiétude cruelle où je suis, et de me donner des nouvelles de sa santé. J'espère que vous n'aurez qu'une fluxion; c'est une maladie qu'on prend aisément dans cette saison. J'attends avec impatience de voir votre ouvrage sur Charles XII. Comment pouvez-vous dire que le feu de votre génie s'éteint? <95>Par la manière dont vous vous exprimez, vous montrez qu'il n'a rien perdu ni de sa force, ni de son agrément. Si vous voulez être cru, il faut vous résoudre à ne pas parler et à ne point écrire.

Je reçois votre lettre samedi au soir; je ne pourrai avoir que lundi matin, chez Néaulme, les Révolutions romaines et celles de Suède; je les ferai partir sans faute.

Il me tarde bien que la campagne soit finie, pour avoir le bonheur d'aller me mettre à vos pieds. Je suis inconsolable que vous n'ayez pas voulu que j'allasse à Fiirstenwalde.

J'espère que cet hiver nous donnera la paix. Les Français viennent encore d'être totalement battus dans les Indes orientales; ils ont été obligés d'abandonner le fort David. On leur a pris leurs établissements les plus considérables, et les affaires sont aussi délabrées dans les Indes orientales que dans les occidentales. Ces nouvelles sont certaines, car elles ont été apportées par trois vaisseaux arrivés successivement à Londres. Si les Anglais veulent, la paix est assurée. V. M. dira que les Français peuvent se retirer de l'alliance sans que les autres puissances cessent la guerre. Mais qui payera les barbares? qui donnera des subsides aux ennemis de Stralsund? La maison d'Autriche a-t-elle jamais fait la guerre sans l'argent des Hollandais et des Anglais? Et si elle veut continuer la guerre, l'armée du prince Ferdinand peut pénétrer jusqu'aux portes de Vienne, n'ayant plus affaire aux Français. Quel plaisir alors pour le roi d'Angleterre de mortifier une reine qui, oubliant toutes les obligations qu'elle lui avait, a voulu favoriser une armée qui voulait faire un véritable désert de son électorat, et occasionner une descente en Angleterre, qui le renversait du trône, lui et sa maison! Des attentats de cette nature ne s'oublient jamais, quelques démarches que la politique puisse faire. J'ai toujours pris la liberté de dire à V. M. que, si les Français quittaient cette alliance, qu'ils regretteront pendant trente ans d'avoir contractée, tout le reste de la ligue tomberait bientôt.

V. M. aura pu voir, par la première lettre que j'eus l'honneur de lui écrire au sujet de madame Tagliazucchi, que je regardais cette femme comme une folle et un assez mauvais sujet; mais <96>il n'en est pas moins vrai, cependant, que ledit Ranuzzi, que vous avez donné ordre d'arrêter, était un espion envoyé par Daun, qui avait le dessein, en sortant de Berlin, d'aller à votre armée, et que madame Tagliazucchi aurait fort bien fait de chasser de sa maison dès le moment qu'elle le connut, sans entrer dans tous ces pourparlers qui ne sont peut-être pas aussi innocents que le prétend ladite dame. Enfin, Sire, je remercie V. M. de m'avoir débarrassé de toutes ces tracasseries, qui commençaient à bien fatiguer ma paisible philosophie. J'ai l'honneur, etc.