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110. AU MARQUIS D'ARGENS.

Mars 1760.

Redoutez-vous, marquis, la clameur importune
De nos ennemis les bigots?
Enhardis par mon infortune,
Vous les voyez sur moi s'élancer à grands flots.
Je compare ces cris des docteurs idiots
A ceux d'un gros mâtin aboyant à la lune;
L'astre, sans y prêter attention aucune,
Continue en repos son majestueux cours.
Ayons un sens de moins, marquis, rendons-nous sourds,
Et, sachant imiter cette auguste planète,
Laissons le fanatique, au fond de sa retraite,
Librement contre nous tempêter et hurler;
Ses malédictions ne pourront nous troubler.
Que m'importe que me respecte
Un scarabée, un vil insecte?
Il ne mérite pas qu'on daigne l'écraser.
Ce sont là les beaux fruits que m'ont valus mes Œuvres.
J'ignore par quel tour et par quelles manœuvres
Quelque scélérat de métier
A l'aide du larcin a pu les publier;
Amant respectueux des filles de Mémoire,
Reçu chez Calliope, admis près de Clio,
Sans être insensible à la gloire,
J'étais poëte incognito.
Je n'ai jamais voulu, m'affichant pour poëte,
Étourdir les passants du bruit de ma trompette.
Ni répandre mes vers dans l'idiot public,
De ses vains préjugés esclave pour la vie;
Je ne suis pas si fou, et n'eus jamais le tic
D'éclairer son faible génie
Aux rayons du flambeau de la philosophie.
Peut-il sentir, peut-il goûter
Des vers où le bon sens s'allie
Aux grâces de la poésie?
Il n'est fait que pour végéter.
Je l'abandonne à sa bêtise;
L'erreur est sa divinité,
Et tout auteur le scandalise
Qui lui montre la vérité.
<135>Quand encor le démon du Pinde me domine,
Que mon esprit appesanti,
Se ranimant, excite un feu presque amorti.
S'il m'échappe en riant une pièce badine,
Sans que mon nom soit compromis.
Sans penser au public, ma muse la destine
A désennuyer mes amis,151-a

Je vous avoue, mon cher marquis, que je suis très-fâché de paraître devant le public en qualité de poëte : tous ces gens sont en mauvaise réputation; le jugement le moins défavorable qu'on en porte, c'est qu'ils sont fous. Pour le Dictionnaire des athées,151-b il est du dernier ridicule. J'ai été un peu fâché de voir qu'on nous a donné ce faquin de La Beaumelle pour collègue; ce misérable n'a jamais pensé, et il se trouve du nombre de ceux qui font honte à la philosophie par faiblesse, comme ces transfuges qui se sauvent des armées par lâcheté. Une des ruses dont les théologiens se servent avec le plus de succès est celle de confondre les libertins et les philosophes. Ces premiers, qui se livrent plutôt aux saillies impétueuses de leur tempérament qu'à leur raison, se jettent souvent d'un excès dans l'autre, de l'incrédulité dans la superstition. C'est là que les théologiens triomphent, et les conséquences qu'ils tirent de la conduite de ces hommes, qui n'en ont aucune, leur fournissent leurs meilleures armes. Mais, après tout, j'ai d'autres gens à combattre que des théologiens, et il me faut recourir à la plus fine industrie et aux plus excellents stratagèmes pour résister aux démons politiques qui me persécutent impitoyablement. Ces idées absorbent toutes les autres dans mon esprit, comme un violent mal rend insensible à un moindre. Enfin, mon cher marquis, je ne suis bon à rien qu'à guerroyer, puisque tel est mon fâcheux destin. Écrivez-moi toujours, et soyez persuadé de mon amitié. Adieu.


151-a Voyez t. XIII, p. 09 et 60.

151-b Trinius, Freydenker-Lexicon. Leipzig, 1759, huit cent soixante-seize pages in -8.