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177. AU MARQUIS D'ARGENS.

Kunzendorf, 7 juin 1761.

Nous voici encore, mon cher marquis, dans la même situation qu'à notre arrivée. Ce profond calme pourra devenir le précurseur d'une tempête violente; la fin de ce mois paraît l'annoncer. Je suis préparé à tout, à la bonne comme à la mauvaise fortune. Chantez un petit hymne à cette fortune dont nous avons besoin d'être protégés. La reine de Hongrie est acharnée à la guerre; j'ai servi cinq ans de plastron aux traits de la cour de Vienne et à la barbarie de ses troupes et de ses alliés. Il est dur de souffrir toujours, et je sens que la vengeance peut être un plaisir divin, comme le disent les Italiens; il ne s'agit que d'en saisir le moment. Ma philosophie reçoit de si rudes assauts, qu'il y a des moments où elle s'échappe. On canoniserait quiconque, après avoir été outragé comme je le suis, aurait assez d'empire sur lui-même pour pardonner à ses ennemis sans dissimulation. Pour moi, qui cède ma place à qui la voudra dans la légende, je vous confesse que ma faible vertu ne saurait atteindre à cet état de perfection, et que je mourrais content, si je pouvais me venger en partie du mal que j'ai souffert. Il en sera ce qu'il plaira à mon bon ange, au hasard ou à la fortune. Je suis, en attendant ce que le sort ordonnera, tranquille et solitaire; je réfléchis, puisqu'il le faut, sur l'avenir; je lis et je m'occupe en silence.

Il y a ici des prophètes dont l'un veut la paix, l'autre des batailles; le troisième nous renvoie, pour la paix, à l'an 1763. Il faut bien que l'un ou l'autre ait raison; après l'événement, on criera au miracle. Ces prophètes sont comme les calendriers où les astronomes annoncent de la pluie, du soleil, du vent, du beau temps, le chaud et le froid, pour contenter la superstition du peuple.262-a Je ne sais si vos Français feront la paix, ou s'ils continueront la guerre; je suis comme un docteur, je ne sais rien, sinon que je souhaiterais fort de me revoir avec vous dans notre petite retraite, loin des crimes, des cabales, des sottises héroïques des sots, et du tumulte d'une vie trop agitée, qu'on trouve dans ma <234>place et dans la cohue du grand monde. Adieu, mon cher marquis; n'oubliez pas ceux qui combattent pour vous, et soyez persuadé de ma parfaite amitié.


262-a Voyez ci-dessus, p. 137.