200. AU MARQUIS D'ARGENS.

Strehlen, 16 novembre 1761.

Je viens de recevoir Ocellus, mon cher marquis, et je vous en fais mes remercîments. J'ai lu tout de suite la préface et les deux premiers chapitres. Il me semble que tous ces anciens étaient de mauvais physiciens. Je ne suis point du sentiment d'Ocellus sur la transmutation des éléments : l'eau ne se change point en terre; le feu, par son mouvement, agite l'air, mais, s'il se métamorphose, c'est en cendres et en fumée. Ce qu'il dit de l'éternité du monde peut être, mais il l'a mal prouvé. Les meilleurs arguments sont ceux-ci : que l'être ne peut être tiré du néant; que les premiers corps de la matière doivent donc exister de toute éternité; qu'ils sont immortels, et qu'ainsi il est plus apparent que ce monde ait existé, tel qu'il est, de toute éternité que de supposer deux êtres coopérants, savoir Dieu et la matière, et qu'il n'y a aucune raison pourquoi ce Dieu ait laissé pendant des millions de siècles subsister ce chaos pour l'animer et l'arranger dans un temps plutôt que dans l'autre. Voilà, mon cher marquis, ce qui se présente à mon esprit. Cependant je reconnais avec le sage Huet l'insuffisance de ma faible raison, et, pour peu qu'on le veuille, je tomberai d'accord que tout a été créé, car certainement nous n'en savons rien tous ensemble. Ces secrets de la nature n'ayant point été faits pour amuser notre curiosité, il y a apparence que nous les ignorerons toujours.

Vous m'envoyez Ocellus en français; pour vous payer en même monnaie, je vous envoie Marc-Aurèle en vers.297-a

<266>Dans le tumulte affreux d'une guerre cruelle,
Si ma muse emprunta du sage Marc-Aurèle
De force et de vertu les préceptes divins
Pour braver la fureur des haines des humains,
Si ma mourante voix anime encor ma lyre,
C'est un cygne qui chante au moment qu'il expire.

Le stoïcisme convient à la situation où je me trouve. Il faut se faire illusion sur le mal tant que l'on peut, et la seule consolation que nous avons se tire de la nécessité de souffrir et de l'inutilité du remède. Épicure ni saint Paul ne peuvent me dire mieux; l'un redouble ma douleur en me liant à la félicité, l'autre me débite ses visions, qui peuvent amuser un homme oisif, et non consoler un affligé. Si le sujet vous paraît trop grave pour la poésie, songez que je ne l'ai choisi que pour moi et pour mieux me ressouvenir, à l'aide de la méthode et des vers, des maximes que Marc-Aurèle a écrites sans ordre, et dont souvent les unes répètent en d'autres termes ce qu'il avait déjà dit. Adieu, mon cher marquis; rendez vos Grecs meilleurs physiciens, soyez heureux, et souvenez-vous quelquefois de moi.


297-a Frédéric veut parler du Stoïcien. Voyez t. XII, p. 208-218.