<266>maladie est survenue, et Nisus et Euryale me paraissent plus redoutables que jamais.a

Pour vous, mon cher ami, vous m'êtes un être incompréhensible. Je doute s'il y a un Voltaire dans le monde; j'ai fait un système pour nier son existence. Non, assurément, ce n'est pas un homme qui fait le travail prodigieux qu'on attribue à M. de Voltaire. Il y a à Cirey une académie composée de l'élite de l'univers, il y a des philosophes qui traduisent Newton, il y a des poëtes héroïques, il y a des Corneille, il y a des Catulle, il y a des Thucydide; et l'ouvrage de cette académie se publie sous le nom de Voltaire, comme l'action de toute une armée s'attribue au chef qui la commande. La Fable nous parle d'un géant qui avait cent bras; vous avez mille génies. Vous embrassez l'univers entier, comme Atlas qui le portait.

Ce travail prodigieux me fait craindre, je l'avoue; n'oubliez point que, si votre esprit est immense, votre corps est très-fragile. Ayez quelque égard, je vous prie, à l'attachement de vos amis, et ne rendez pas votre champ aride, à force de le faire rapporter. La vivacité de votre esprit mine votre santé, et ce travail exorbitant use trop vite votre vie.

Puisque vous me promettez de m'envoyer les endroits de la Hen riade que vous avez retouchés, je vous prie de m'envoyer la critique de ceux que vous avez rayés.

J'ai le dessein de faire graver la Henriadea (lorsque vous m'aurez communiqué les changements que vous avez jugé à propos d'y faire) comme l'Horace qu'on a gravé à Londres. Knobelsdorff, qui dessine très-bien, fera les dessins des estampes; l'on pourrait y ajouter l'Ode à Maupertuis, les Épîtres morales, et quelques-unes de vos pièces qui sont dispersées en différents endroits. Je vous prie de me dire votre sentiment, et quelle serait votre volonté.

Il est indigne, il est honteux pour la France qu'on vous persécute impunément. Ceux qui sont les maîtres de la terre doivent administrer la justice, récompenser et soutenir la vertu contre


a Les deux alinéa qui commencent par « J'ai donné » sont omis dans l'édition de Kehl; nous les tirons des Œuvres posthumes, t. IX, p. 45-47.

a Voyez t. VIII, p. II-IV.