<360>On dit que votre cardinal éternel deviendra pape; il pourrait, en ce cas, faire peindre son apothéose au dôme de l'église de Saint-Pierre, à Rome. Je doute, à la vérité, de ce fait, et je m'imagine que le timon du gouvernement de France vaut bien les clefs moitié rouillées de saint Pierre. Machiavel pourrait bien le disputer à saint Paul, et M. de Fleury pourrait trouver plus convenable à sa gloire de duper les cabinets des princes, composés de gens d'esprit, que d'en imposer à la canaille superstitieuse et orthodoxe de l'Église catholique.

Vous me ferez grand plaisir de m'envoyer votre Dévote et votre Métaphysique. Je n'aurai peut-être rien à vous rendre; mais je me fonde sur votre générosité, et j'espère que vous voudrez bien me faire crédit pour quelques semaines; après quoi Machiavel, et peut-être encore quelques autres riens, pourront m'acquitter envers vous.

Voici une lettre de Césarion, dont la santé se fortifie de jour en jour. Nous parlons tous les jours de nos amis de Cirey; je les vois en esprit, mais je ne les vois jamais sans souhaiter quelque réalité à ce rêve agréable, dont l'illusion me tient même lieu de plaisir.

Adieu, mon cher Voltaire; faites une ample provision de santé et de force; soyez-en aussi économe que je suis prodigue envers vous des sentiments d'estime et d'amitié avec lesquels vous me trouverez toujours votre, etc.

115. AU MÊME.

Berlin, 23 mars 1740.

Ne crains point que les dieux, ni le sort, ni l'empire,
Me fassent pour le sceptre abandonner la lyre;
Que d'un cœur trop léger, et d'un esprit coquet,
Je préfère aux beaux-arts l'orgueil et l'intérêt.
Je vois des mêmes yeux l'ambition humaine
Qu'au conseil de Priam on vit la belle Hélène.
L'appareil des grandeurs ne peut me décevoir,
Ni cacher la rigueur d'un sévère devoir.
Les beaux-arts ont pour moi l'attrait d'une maîtresse :
La triste royauté, de l'hymen la rudesse.
J'aurais su préférer l'état heureux d'amant
A celui qu'un époux remplit si tristement;
Mais le fil dont Clotho traça les destinées,
Ce fil lia nos mains du sort prédestinées;
Ainsi, de mes destins n'étant point artisan,
Je souscris à ses lois, et je suis le torrent.

Mon amitié n'est point semblable au baromètre,
Qu'un air rude ou plus doux fait monter ou décraître.
Un vain nom peut flatter ces esprits engagés
Dans la vulgaire erreur des faibles préjugés;
Mais le mortel sensé, que la raison éclaire,
Au ciel des immortels n'oubliera point Voltaire;
Dépouillant la grandeur, l'ennui, la royauté,
Chérira tes écrits tant que, sa liberté
Excitant de tes chants l'harmonieux ramage,
Ta voix l'éveillera par un doux gazouillage;
Et, quittant les Walpols, les Birons, les Fleurys.
Ira, pour respirer, dans ces prés si fleuris
Où les bords fortunés du fécond Hippocrène
De son feu languissant ranimeront la veine.

C'est bien ainsi que je l'entends, et, quel que puisse être mon sort, vous me verrez partager mon temps entre mon devoir, mon ami et les arts. L'habitude a changé l'aptitude que j'avais pour les arts en tempérament. Quand je ne puis ni lire ni travailler, je suis comme ces grands preneurs de tabac qui meurent d'inquiétude, et qui mettent mille fois la main à la poche, lorsqu'on leur a ôté leur tabatière. La décoration de l'édifice peut changer, sans altérer en rien les fondements ni les murs; c'est ce que vous pourrez voir en moi, car la situation de mon père ne nous laisse aucune espérance de guérison. Il me faut donc préparer à subir ma destinée.

La vie privée conviendrait mieux à ma liberté que celle où je dois me plier. Vous savez que j'aime l'indépendance, et qu'il est bien dur d'y renoncer pour s'assujettir à un pénible devoir. Ce qui me console est l'unique pensée de servir mes concitoyens et