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84. DE VOLTAIRE.

Cirey, 15 avril 1739.

Monseigneur, en attendant votre Nisus et Euryale, Votre Altesse Royale essaye toujours très-bien ses forces dans ses nobles amusements. Votre style français est parvenu à un tel point d'exactitude et d'élégance, que j'imagine que vous êtes né dans le Versailles de Louis XIV, que Bossuet et Fénelon ont été vos maîtres d'école, et madame de Sévigné votre nourrice. Si vous voulez cependant vous asservir à nos misérables règles de versification, j'aurai l'honneur de dire à V. A. R. qu'on évite autant qu'on le peut chez nos timides écrivains de se servir du mot croient en poésie, parce que, si on le fait de deux syllabes, il résulte une prononciation qui n'est pas française, comme si on prononçait croyint; et, si on le fait d'une syllabe, elle est trop longue. Ainsi, au lieu de dire :

Ils croient réformer, stupides téméraires, ...315-a

les Apollons de Remusberg diront tout aussi aisément :

Ils pensent réformer, stupides téméraires. ...

Ce qui me charme infiniment, c'est que je vois toujours, monseigneur, un fonds inépuisable de philosophie dans vos moindres amusements.

<282>Quant à cette autre philosophie plus incertaine qu'on nomme physique, elle entrera sans doute dans votre sanctuaire, et vos objections sont déjà des instructions.

Il faut bien que les rayons de lumière soient de la matière, puisqu'on les divise, puisqu'ils échauffent, qu'ils brûlent, qu'ils vont et viennent, puisqu'ils poussent un ressort de montre exposé près du foyer de verre du prince de Hesse. Mais si c'est une matière précisément comme celle dont nous avons trois ou quatre notions, si elle en a toutes les propriétés, c'est sur quoi nous n'avons que des conjectures assez vraisemblables.

A l'égard de l'espace que remplissent les rayons du soleil, ils sont si loin de composer un plein absolu dans le chemin qu'ils traversent, que la matière qui sort du soleil en un an ne contient peut-être pas deux pieds cubes, et ne pèse peut-être pas deux onces.

Le fait est que Römer a très-bien démontré, malgré les Maraldi, que la lumière vient du soleil à nous en sept minutes et demie; et, d'un autre côté, Newton a démontré qu'un corps qui se meut dans un fluide de même densité que lui perd la moitié de sa vitesse après avoir parcouru trois fois son diamètre, et bientôt perd toute sa vitesse. Donc il résulte que la lumière, en pénétrant un fluide plus dense qu'elle, perdrait sa vitesse beaucoup plus vite, et n'arriverait jamais à nous; donc elle ne vient qu'à travers l'espace le plus libre.

De plus, Bradley a découvert que la lumière qui vient de Sirius à nous n'est pas plus retardée dans son cours que celle du soleil. Si cela ne prouve pas un espace vide, je ne sais pas ce qui le prouvera.

Votre idée, monseigneur, de réfuter Machiavel est bien plus digne d'un prince tel que vous que de réfuter de simples philosophes; c'est la connaissance de l'homme, ce sont ses devoirs qui font votre étude principale; c'est à un prince comme vous à instruire les princes. J'oserais supplier avec la dernière instance V. A. R. de s'attacher à ce beau dessein et de l'exécuter.

Cette bonté que vous conservez, monseigneur, pour la Henriade ne vient sans doute que des idées très-opposées au machiavélisme que vous y avez trouvées. Vous avez daigné aimer un <283>auteur également ennemi de la tyrannie et de la rébellion. V. A. R. est encore assez bonne pour m'ordonner de lui rendre compte des changements que j'ai faits. J'obéis.

1o Le changement le plus considérable est celui du combat de d'Ailly contre son fils.317-a Il m'a paru que cette aventure, touchante par elle-même, n'avait pas une juste étendue, qu'on n'émeut point les cœurs en ne montrant les objets qu'en passant. J'ai tâché de suivre le bel exemple que Virgile donne dans Nisus et Euryale. Il faut, je crois, présenter les personnages assez longtemps aux yeux pour qu'on ait le temps de s'y attacher. J'aime les images rapides, mais j'aime à me reposer quelque temps sur des choses attendrissantes.

Le second changement le plus important est au dixième chant. Le combat de Turenne et d'Aumale me semblait encore trop précipité. J'avais évité la grande difficulté qui consiste à peindre les détails; j'ai lutté, depuis, contre cette difficulté, et voici les vers :

O Dieu! cria Turenne, arbitre de mon roi, etc.317-b

Je suis, je crois, monseigneur, le premier poëte qui ait tiré une comparaison de la réfraction de la lumière, et le premier Français qui ait peint des coups d'escrime portés, parés et détournés.

In tenui labor; at tenuis non gloria, si quem
Numina laeva sinunt auditque vocatus Apollo.317-c

Numina laeva, ce sont ceux qui me persécutent; et vocatus Apollo, c'est mon protecteur de Remusberg.

Pour achever d'obéir à mon Apollon, je lui dirai encore que j'ai retranché ces quatre vers qui terminent le premier chant :

Surtout en écoutant ces tristes aventures,
Pardonnez, grande reine, à des vérités dures
Qu'un autre eût pu vous taire, ou saurait mieux voiler,
Mais que Bourbon jamais n'a pu dissimuler.

<284>Comme ces vérités dures dont parle Henri IV ne regardent point la reine Élisabeth, mais des rois qu'Élisabeth n'aimait point, il est clair qu'il n'en doit point d'excuses à cette reine; et c'est une faute que j'ai laissée subsister trop longtemps. Je mets donc à sa place :

Un autre, en vous parlant, pourrait avec adresse, etc.318-a

Voici, au sixième chant, une petite addition; c'est quand Potier demande audience :

Il élève la voix; on murmure, on s'empresse, etc.318-b

J'ai cru que ces images étaient convenables au poëme épique;

Ut pictura poesis erit.....318-c

Au septième chant, en parlant de l'enfer, j'ajoute :

Êtes-vous en ces lieux, faibles et tendres cœurs,
Qui, livrés aux plaisirs, et couchés sur des fleurs,
Sans fiel et sans fierté couliez dans la paresse
Vos inutiles jours filés par la mollesse?
Avec les scélérats seriez-vous confondus,
Vous, mortels bienfaisants, vous, amis des vertus,
Qui, par un seul moment de doute ou de faiblesse,
Avez séché les fruits de trente ans de sagesse?319-a

Voilà de quoi inspirer peut-être, monseigneur, un peu de pitié pour les pauvres damnés, parmi lesquels il y a de si honnêtes gens. Mais le changement le plus essentiel à mon poëme, c'est une invocation qui doit être placée immédiatement après celle que j'ai faite à une déesse étrangère, nommée la Vérité. A qui dois-je m'adresser, si ce n'est à son favori, à un prince qui l'aime et qui la fait aimer, à un prince qui m'est aussi cher qu'elle, et aussi rare dans le monde? C'est donc ainsi que je parle à cet homme adorable, au commencement de la Henriade :

Et toi, jeune héros, toujours conduit par elle,
Disciple de Trajan, rival de Marc-Aurèle,
<285>Citoyen sur le trône, et l'exemple du Nord,
Sois mon plus cher appui, sois mon plus grand support;
Laisse les autres rois, ces faux dieux de la terre,
Porter de toutes parts ou la fraude ou la guerre;
De leurs fausses vertus laisse-les s'honorer;
Ils désolent le monde, et tu dois l'éclairer.319-b

Je demande en grâce à V. A. R., je lui demande à genoux de souffrir que ces vers soient imprimés dans la belle édition qu'elle ordonne qu'on fasse de la Henriade. Pourquoi me défendrait-elle, à moi, qui n'écris que pour la vérité, de dire celle qui m'est la plus précieuse?

Je compte envoyer à V. A. R. de quoi l'amuser, dès que je serai aux Pays-Bas. Je n'ai pas laissé de faire de la besogne, malgré mes maladies; Apollon-Rémus et Émilie me soutiennent. Madame du Châtelet ne sait encore ni comment remercier V. A. R., ni comment donner une adresse pour ce bon vin de Hongrie. Nous comptons partir au commencement de mai; j'aurai l'honneur d'écrire à V. A. R. dès que nous nous serons un peu orientés.

Comme il faut rendre compte de tout à son maître, il y a apparence que, au retour des Pays-Bas, nous songerons à nous fixer à Paris. Madame du Châtelet vient d'acheter une maison bâtie par un des plus grands architectes de France, et peinte par Le Brun et par Le Sueur. C'est une maison faite pour un souverain qui serait philosophe. Elle est heureusement dans un quartier de Paris qui est éloigné de tout; c'est ce qui fait qu'on a eu pour deux cent mille francs ce qui a coûté deux millions à bâtir et à orner. Je la regarde comme une seconde retraite, comme un second Cirey. Croyez, monseigneur, que les larmes coulent de mes yeux quand je songe que tout cela n'est pas dans les États de Marc-Aurèle-Frédéric. La nature s'est bien trompée en me faisant naître bourgeois de Paris. Mon corps seul y sera; mon âme ne sera jamais qu'auprès d'Émilie et de l'adorable <286>prince dont je serai à jamais, avec le plus profond respect, et, si S. A. R. le permet, avec tendresse, etc.


315-a Les Stances sur la Tranquillité ont été tout à fait changées depuis : dans la rédaction envoyée à Voltaire en 1739, on lit vers la fin :
     

Qu'en vain les aveugles mortels,
Volages et changeants, charmés de l'inconstance.
Conservent leurs beaux jours avec impatience :
Que leurs esprits légers et superficiels
Abandonnent des biens réels
Pour l'appât décevant d'une folle espérance,
Et qu'importuns aux dieux, aux pieds des saints autels.
Par des vœux incertains, absurdes et contraires.
Ils croient réformer, stupides téméraires,
Les oracles des immortels :
Pour moi, etc.

L'original de cette première rédaction se trouve à Saint-Pétersbourg.

317-a La Henriade, chant VIII, v. 205 et suivants.

317-b L. c., chant X, v. 107.

317-c Virgile, Géorgiques, livre IV, v. 6 et 7.

318-a La Henriade, chant I, v. 385.

318-b L. c., chant VI, v. 75.

318-c Horace, Art poétique, v. 361.

319-a La Henriade, chant VII, v. 199-206.

319-b Voltaire écrit à Thieriot, le 21 juin 1741 : « Les vers qui regardent le roi de Prusse, et qui sont en manuscrit à quelques exemplaires de la Henriade, ne sont plus convenables. Ils n'étaient faits que pour un prince philosophe et pacifique, et non pour un roi philosophe et conquérant. »