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121. DE VOLTAIRE.

(Bruxelles, mai 1740.)



Monseigneur,

On vous dit à Ruppin rendu,
Sauvé de la foule importune
Du courtisan trop assidu,
Et des attraits de la Fortune,
Entre les bras de la Vertu.

Les gazettes disent que V. A. R. y fait faire un manége; apparemment qu'il y aura une place pour le cheval Pégase, qui me paraît un des chevaux de votre écurie que vous montez le plus souvent. Vous vous étonnez, monseigneur, que ma faible santé m'ait laissé assez de forces pour faire quelques ouvrages médiocres; et moi, je suis bien plus surpris que la situation où vous avez été si longtemps ait pu vous laisser dans l'esprit assez de liberté pour faire des choses si singulières. Faire des vers quand on n'a rien à faire ne m'effraye point; mais en faire de si bons, et dans une langue étrangère, quand on est dans une crise si violente, cela est fort au-dessus de mes forces.

Tantôt votre muse badine
Dans un conte folâtre, et rit;
Tantôt sa morale divine
Eclaire et forme notre esprit.
Je vois là votre caractère;
Vous êtes fait assurément
Pour l'agréable et pour le grand,
Pour nous gouverner, pour nous plaire;
Il est gens dans le ministère
De qui je n'en dirais pas tant.

Je n'ai point ici les ouvrages de Boileau; mais je me souviens qu'il traduisit, en deux vers,421-a le vers d'Horace :

<375>Tantalus a labris sitiens fugientia captat
Flumina.421-b

Vous, le Boileau des princes, vous le traduisez en un seul;421-c eh! tant mieux; cela en est bien plus fort et plus énergique. J'aime à vous voir imperatoriam gravitatem.

Ce n'est pas là le style qu'en général on reproche aux Allemands. Or, à présent que j'ai eu l'honneur de vous prouver en passant que vous aviez ce petit avantage sur Boileau, il n'est plus surprenant que je vous dise, monseigneur, en toute humilité, qu'il y a dans votre Épître plusieurs vers que je serais bien glorieux d'avoir faits. V. A. R. entend l'art de s'exprimer autant que celui d'être heureux dans toutes les situations. On dit ici Sa Majesté entièrement rétablie. Les vœux de votre cœur vertueux sont exaucés.

Vous direz toujours comme Horace :

Nave ferar magna an parva, ferar unus et idem.421-d

Les plaisirs, l'amitié, l'étude,
Vous suivront dans la solitude.
Du haut du mont Rémus vous instruirez les rois;
Le véritable trône est partout où vous êtes.
Les arts et les vertus, dans vos douces retraites,
Parlent par votre bouche, et nous donnent des lois;
Vous régnez sur les cœurs, et surtout sur vous-même.
Faut-il à votre front un autre diadème?
A la laide coquette il faut des ornements,
A tout petit esprit des dignités, des places;
Le nain monte sur des échasses;
Que de nains couronnés paraissent des géants!
Du nom de héros on les nomme;
Le sot s'en éblouit, l'ambitieux les sert,
Le sage les évite, il n'aime qu'un grand homme;
Ce grand homme est à Remusberg.

J'ai fait partir, monseigneur, pour cette délicieuse retraite un gros paquet qui vaut mieux que tout ce que je pourrais envoyer à V. A. R. C'est la philosophie leibnizienne d'une Française de<376>venue Allemande par son attachement à Leibniz, et bien plus encore par celui qu'elle a pour vous.

Voici le temps où j'aurais une grande envie de voir un second tome des sentiments d'un certain membre du parlement d'Angleterre422-a sur les affaires de l'Europe; il me semble que celles d'Angleterre, de Suède et de Russie méritent bien l'attention de ce digne citoyen. Voilà la Suède, de menaçante qu'elle était autrefois, devenue mesurée; la voilà embarrassée de sa liberté, et indécise entre l'argent d'Angleterre et celui de France, comme l'âne de Buridan entre deux mesures d'avoine. Mais le citoyen dont je parle ne me donnera-t-il aucune permission sur l'Antimachiavel? S'il veut en gratifier le public, il y a si peu de chose à faire, il n'y a plus que la besogne d'éditeur; votre génie a fait tout ce qu'il faut. Le reste ne peut s'ajuster que quand on confrontera le texte de Machiavel pour le mettre vis-à-vis de la réponse, afin d'en faire un volume qui ne soit pas trop gros.

J'attends vos ordres pour tout, excepté pour vous admirer.

Il est bien douloureux que la goutte prenne à la main de M. de Keyserlingk, quand il est près de donner de ses nouvelles.

Ce Keyserlingk charmant, l'honneur de votre empire,
A dès longtemps gagné mon cœur;
Je sens à la fois sa douleur
Et le chagrin de ne pouvoir le lire.

Souffrez, monseigneur, que la Henriade vous remercie encore de l'honneur que vous lui faites. Elle dit humblement avec Stace :

Nec tu divinam Aeneida tenta,
Sed longe sequere, et vestigia semper adora
.423-a

Je ne suis point si difficile;
Ce serait pour moi trop d'honneur,
Si je marchais après Virgile,
Chez mon prince et chez l'imprimeur.

Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, etc.


421-a Boileau dit dans sa quatrième Satire, A M. l'abbé Le Vayer, v. 64 :
     

A grossir un trésor qui ne lui sert de rien.

Après ce vers il y en avait treize autres, que l'auteur a retranchés plus tard :
     

Dites-moi, pauvre esprit, âme basse et vénale,
Ne vous souvient-il point du tourment de Tantale,
Qui, dans le triste état où le ciel l'a réduit,
Meurt de soif au milieu d'un fleuve qui le suit? etc.

421-b Horace, Satires, liv. I, sat. 1, v. 68 et 69.

421-c Voyez l'Épître sur la Gloire et l'Intérêt, t. X, p. 89.

421-d Voyez ci-dessus, p. 159.

422-a Voyez ci-dessus, p. 216, 242 et 243.

423-a La Thébaïde, poëme héroïque de Stace, livre XII, vers 816 et 817.