<90>

178. A VOLTAIRE.

Tribau, 12 avril 1742.

C'est ici que l'on voit tous les saints ennichés,
Dans les bois, sur les ponts, sur les chemins perchés,
Et messieurs les gueux, leur cortége,
Qui se morfondent sur la neige;
Tandis que, tranchant du Crésus,
Les puissants comtes de Bohème,
Prodigues de leurs revenus,
Ruinent leurs sujets, et se mangent eux-même,
Pour entretenir leurs chevaux;
Et que nosseigneurs les bigots,
Bien mieux instruits de leur cuisine
Que des pauvres et de leurs maux,
Chez les élus et leurs égaux
S'en vont promener leur doctrine,
Et se faire admirer des sots.

Vos Français, qui s'ennuient bien en Bohême, n'en sont pas moins aimables et malins. C'est peut-être la seule nation qui trouve dans l'infortune même une source de plaisanteries et de gaîté. C'est aux cris de M. de Broglie que je suis accouru à son secours, et que la Moravie restera en friche jusqu'à l'automne.

Vous me demandez pour combien messieurs mes frères se sont donné le mot de ruiner la terre. A cela je réponds que je n'en sais rien, mais que c'est la mode à présent de faire la guerre, et qu'il est à croire qu'elle durera longtemps.

L'abbé de Saint-Pierre, qui me distingue assez pour m'honorer de sa correspondance,a m'a envoyé un bel ouvrage sur la façon de rétablir la paix en Europe, et de la constater à jamais.b La chose est très-praticable; il ne manque, pour la faire réussir, que le consentement de l'Europe, et quelques autres bagatelles semblables.

Que ne vous dois-je point, mon cher Voltaire, du grandis-


a Cette correspondance est perdue.

b Voyez t. IX, p. 36 et 160; t. XIV, p. 292 et 323; t. XV, p. 71 et 102; et t. XVII, p. 200.