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348. A VOLTAIRE.

Breslau, 2 mars 1759.

Votre lettre contient une contradiction dans les termes et dans les choses. Vous marquez que votre imagination s'éteint, et en même temps vous en remplissez toute votre lettre. Il fallait être plus sur ses gardes en m'écrivant, et supprimer ce beau feu qui vous anime encore à soixante-cinq ans. Je crains bien que vous ne soyez dans le cas de la plupart des hommes, qui s'occupent de l'avenir, et oublient le passé.

Et comme à l'intérêt l'âme humaine est liée,
La vertu qui n'est plus est bientôt oubliée.a

Mes vers ne sont point faits pour le public. Je n'ai ni assez d'imagination, ni ne possède assez bien la langue pour faire de bons vers; et les médiocres sont détestables. Ils sont soufferts entre amis, et voilà tout. Je vous en envoie de genres différents, mais qui ont le même goût de terroir, et qui se ressentent du temps où ils ont été faits. Et comme vous êtes à présent riche et puissant seigneur, ne craignant point de vous faire payer cher le port de mes balivernes, je vous envoie en même temps toutes sortes de misères que je me suis amusé à faire par intervalles.

J'en viens à l'article qui semble vous toucher le plus, et je vous donne toute assurance de ne plus songer au passé, et de vous satisfaire; mais laissez auparavant mourir en paix un homme que vous avez cruellement persécuté, et qui, selon toutes les apparences, n'a plus que peu de jours à vivre.b

Pour ce que je vous ai demandé, je vous avoue que je l'ai toujours très-fort dans l'esprit; soit prose, soit vers, tout m'est égal. Il faut un monument pour éterniser cette vertu si pure, si rare, et qui n'a pas été assez généralement connue. Si j'étais persuadé de bien écrire, je n'en chargerais personne; mais comme vous êtes certainement le premier de notre siècle, je ne puis m'adresser qu'à vous.


a Œdipe, acte I, scène III.

b Maupertuis mourut à Bâle le 27 juillet.