347. DE VOLTAIRE.27-a

Aux Délices, près de Genève, 29 février27-b 1759.

Il y a longtemps que je vous dis que vous êtes l'homme le plus extraordinaire qui ait jamais été. Avoir l'Europe sur les bras, et faire les vers que V. M. m'envoie, est assurément une chose unique. Moi, que j'en fasse après les vôtres! Vous vous moquez d'un pauvre vieillard. Il n'y a qu'un frère et qu'un héros capable d'un tel ouvrage; je ne suis ni l'un ni l'autre. Vous en savez trop pour ne pas savoir que tout sentiment est fade en comparaison de l'enthousiasme de la nature. La place où l'on est dans ce monde ajoute encore beaucoup au sublime, et quand le cœur s'exprime dans un homme de votre rang, il faut être fou pour oser parler après lui. N'insultez point, s'il vous plaît, à la misère de l'imagination paralytique d'un homme de soixante et cinq ans, environné des neiges des Alpes, et devenu plus froid qu'elles. Tout ce qu'il y aurait à faire pour l'édification du genre humain, ce serait de faire imprimer les tendres et sublimes vers qui seront à jamais le plus beau mausolée que vous puissiez élever à votre digne sœur; mais je me donnerai bien de garde d'en lâcher seulement une copie sans la permission expresse de V. M. Vos victoires, votre célérité à la façon de César, vos ressources de génie dans des temps de malheur, vous feront sans doute un nom <25>immortel; mais croyez que cet ouvrage du cœur, ces vers admirables qu'aucun autre homme ne pourrait faire, ajouteront à votre gloire personnelle autant pour le moins qu'une bataille. Si V. M. dit, J'ordonne, j'obéirai; mais je protesterai contre mon ridicule. Encore un mot, Sire, sur ce sujet. Une ode régulière, dans ma maudite langue, exige trois mois d'un travail assidu, pour être passable. A l'égard des brimborions28-a dont j'avais parlé, je les aurais surtout demandés, si quatre ou cinq cent mille hommes prévalaient contre vous, si vous étiez seul, réduit à votre courage et à votre supériorité sur les autres hommes; mais si vous continuez à être la terreur de trois ou quatre nations, à nettoyer en deux mois trois ou quatre provinces d'ennemis, d'être le plus puissant prince de l'Europe par vous-même, alors ce serait à V. M. à me les offrir. Je me suis fait un tombeau entre les Alpes et le mont Jura; j'y ai deux seigneuries considérables, qui sont, aux yeux d'un roi, des taupinières. Je n'ai nulle envie de briller aux yeux de mes paysans; mon cœur seul demandait ces marques de votre souvenir, et les méritait. Je vous regarderai, Sire, comme le plus grand homme de l'Europe; mais je n'ai besoin de rien que du souvenir de ce grand homme qui, au bout du compte, m'a arraché à ma patrie, à ma famille, à mes emplois, à mes charges, à ma fortune, et qui m'a planté là.

J'attends la mort tout doucement. Tracassez bien, Sire, votre illustre, et glorieuse, et malheureuse vie, et puissiez-vous enfin goûter le repos, qui est le seul but de tous les hommes, et qui sera mieux employé par un philosophe tel que vous que par aucun de ceux qui croient l'être!

Pour mon respect, V. M. ne s'en soucie guère; mais il est sans bornes.


27-a Cette lettre est tirée du journal Der Freymüthige, 1803, p. 149 et 150.

27-b L'année 1759 n'était pas bissextile; on trouve pourtant dans la correspondance de Voltaire une autre lettre datée du 29 février 1769, et adressée à M. Bertrand. Mais la date de la réponse à notre no 347 (2 mars) soulève une nouvelle difficulté, car cette réponse ne peut pas avoir été faite ce jour-là, à supposer même que Voltaire eût expédié sa lettre le 28.

28-a Ce que Voltaire appelle brimborions, babioles et bagatelles, c'est l'ordre pour le mérite et la clef de chambellan, qu'il avait rendus le 24 décembre 1752, que le Roi lui avait redonnés, et que le poëte avait été obligé de restituer à Francfort-sur-le-Main, le 1er juin 1753. Il les redemanda souvent, soit directement, soit par l'intermédiaire de d'Alembert, comme une réparation d'honneur; mais le Roi ne les lui rendit jamais, quoiqu'il lui en eût fait concevoir l'espérance, dans sa lettre du 2 mars 1759, qui suit celle-ci.