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430. DE VOLTAIRE.

(Ferney) 20 décembre 1770.

En vérité, ce roi de la Chine écrit de jolies lettres. Mon Dieu, comme son style s'est perfectionné depuis son Éloge de Moukden! Qu'il rend bien justice à ce saint flibustier juif, nommé David, et à nos badauds de Paris! Je soupçonne S. M. Kien-Long de n'avoir chez lui aucun mandarin qui l'entende, et de chanter, comme Orphée, devant de beaux lions, de courageux léopards, des loups bien disciplinés, des faucons bien dressés. J'allai autrefois à la cour du Roi; je fus émerveillé de son armée, mais cent fois plus de sa personne; et je vous avoue, Sire, que je n'ai jamais fait de soupers plus agréables que ceux où Kien-Long le Grand daignait m'admettre. Je vous jure que je prenais la liberté de l'aimer autant qu'il me forçait à l'admirer; et, sans un Lapon202-a qui me calomnia, je n'aurais jamais imaginé d'autre bonheur que de rester à Pékin.

Il est vrai que j'ai fait une très-grande fortune dans l'Occident; et, quoiqu'un abbé Terray m'en ait escamoté la plus grande partie (ce qui ne me serait point arrivé à Pékin), il m'en reste assez pour être plus heureux que je ne mérite; cependant je regrette toujours Kien-Long, que je regarde comme le plus grand homme des deux hémisphères. Comme il parle parfaitement le français, qu'il n'a pourtant point appris des révérends pères jésuites; comme il écrit dans cette langue avec plus de grâce et d'énergie que les trois quarts de nos académiciens, j'ai pris la liberté de lui adresser par le coche trois livres nouveaux,203-a avec cette adresse : Au Roi; car il n'y en a pas deux, à ce que l'on dit; et on parlera peu du sultan et du mogol d'aujourd'hui. On a écrit sur l'adresse : Pour être mis à la poste, dès que le paquet sera dans ses États. C'est un tribut payé à la bibliothèque du Sans-Souci de la Chine; je ne crois pas ce tribut digne de S. M., mais c'est la cuisse de cigale que ne dédaigna pas le grand Yhao.

<180>S. M. est voisine de ma grande souveraine russe. Je suis toujours fâché qu'ils n'aient pu s'ajuster pour donner congé à Mustapha; je suis encore dans l'erreur sur Ali-Bey; elle-même y est aussi. Pourquoi n'a-t-elle pas envoyé quelque Juif sur les lieux s'informer de la vérité? Les Juifs ont toujours aimé l'Égypte, quoi qu'en dise leur impertinente histoire.

Je savais très-bien ce que faisaient des ingénieurs sans génie, et j'en étais très-affligé. Je trouve tout cela aussi mal entendu que les croisades; il me semble qu'on pouvait s'entendre, et qu'il y avait de beaux coups à faire.

J'ai bien peur que les Velches et même les Ibères n'échouent. Leurs entreprises, depuis longtemps, n'ont abouti qu'à nous ruiner.

Je frappe trois fois la terre de mon front devant votre trône du Pégu, voisin du trône de la Chine.


202-a Maupertuis; allusion au voyage qu'il fit en Laponie, en 1736. Voyez t. III, p. 28; t. XI, p. 57; et t. XXI, p. 100.

203-a Les trois premiers volumes des Questions sur l'Encyclopédie.