461. DU MÊME.

Ferney, 22 décembre 1772.

Sire, en recevant votre jolie lettre et vos jolis vers, du 6 décembre, en voici que je reçois de Thieriot, votre feu nouvelliste, qui ne sont pas si agréables.

C'en est fait, mon rôle est rempli,
Je n'écrirai plus de nouvelles;
Le pays du fleuve d'oubli
N'est pas pays de bagatelles.
Les morts ne me fournissent rien,
Soit pour les vers, soit pour la prose;
Ils sont d'un fort sec entretien,
Et font toujours la même chose.

Cependant ils savent fort bien
De Frédéric toute l'histoire,
<232>Et que ce héros prussien
A dans le temple de Mémoire
Toutes les espèces de gloire,
Excepté celle de chrétien.
De sa très-éclatante vie
Ils savent tous les plus beaux traits.
Et surtout ceux de son génie;
Mais ils ne m'en parlent jamais.

Salomon eut raison de dire
Que Dieu fait en vain ses efforts
Pour qu'on le loue en cet empire;
Dieu n'est point loué par les morts.
On a beau dire, on a beau faire,
Pour trouver l'immortalité;
Ce n'est rien qu'une vanité,
Et c'est aux vivants qu'il faut plaire.

Les seules lettres, Sire, que vous dictez à M. de Catt mériteraient cette immortalité; mais vous savez mieux que personne que c'est un château enchanté qu'on voit de loin, et dans lequel on n'entre pas.

Que nous importe, quand nous ne sommes plus, ce qu'on fera de notre chétif corps et de notre prétendue âme, et ce qu'on en dira? Cependant cette illusion nous séduit tous, à commencer par vous sur votre trône, et à finir par moi sur mon grabat au pied du mont Jura.

Il est pourtant clair qu'il n'y a que le déiste ou l'athée auteur de l'Ecclésiaste qui ait raison; il est bien certain qu'un lion mort ne vaut pas un chien vivant;262-a qu'il faut jouir, et que tout le reste est folie.

Il est bien plaisant que ce petit livre, tout épicurien, ait été sacré parmi nous parce qu'il est juif.

Vous prendrez sans doute contre moi le parti de l'immortalité; vous défendrez votre bien. Vous direz que c'est un plaisir dont vous jouissez pendant votre vie; vous vous faites déjà dans votre esprit une image très-plaisante de la comparaison qu'on fera de vous avec un de vos confrères, par exemple avec Mustapha. Vous riez en voyant ce Mustapha, ne se mêlant de rien <233>que de coucher avec ses odalisques, qui se moquent de lui, battu par une dame née dans votre voisinage, trompé, volé, méprisé par ses ministres, ne sachant rien, ne se connaissant à rien. J'avoue qu'il n'y aura point dans la postérité de plus énorme contraste; mais j'ai peur que ce gros cochon, s'il se porte bien, ne soit plus heureux que vous. Tâchez qu'il n'en soit rien; ayez autant de santé et de plaisir que de gloire, l'année 1773, et cinquante autres années suivantes, si faire se peut; et que V. M. me conserve ses bontés pour les minutes que j'ai encore à vivre au pied des Alpes. Ce n'est pas là que j'aurais voulu vivre et mourir.

La volonté de Sa sacrée Majesté le Hasard soit faite!


262-a Ecclésiaste, chap. IX, v. 4.