<300>

204. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

(Potsdam) 27 juin 1777.



Madame ma sœur,

Si les enchantements de la diva Antonia opéraient entièrement sur mon cerveau, il serait déjà renversé; je pousserais l'illusion à croire que je puis l'instruire et l'amuser. Mais, madame, un reste de raison écarte ces prestiges, et me convainc que V. A. R. sait mieux que moi les choses sur lesquelles a roulé notre correspondance, et que, par une maladie que les Grecs appellent une logodiarrhée,a j'ai trop discuté et même trop rabâché ces matières. Parler de sciences à V. A. R., c'est vouloir porter des corneilles à Corinthe,b des modes à Paris, ou de la folie aux Polonais. Je suis comme un escargot qui a mis imprudemment sa tête hors de sa coquille, mais qui la retire bien vite. C'est aux vrais savants, aux sages (s'il en est) à éclairer le monde, et aux gens comme moi à profiter de leurs instructions, mais non pas à se croire assez instruits pour en donner aux autres. Je demande pardon à V. A. R. de m'être ainsi échappé; enchanté de lui écrire, une certaine ivresse m'a saisi, et m'a entraîné au delà des bornes que je devais me prescrire. Voilà, madame, ce qui peut arriver à tous ceux qui auront l'honneur de vous écrire; vos bontés et votre indulgence enhardissent le quidam, qui sort imperceptiblement de sa modestie naturelle, et dégoise ce qu'il sait et qu'il ne sait pas. Toutes les fois que V. A. R. aura la bonté de m'adresser de ses lettres, je me dirai : Souviens-toi que tu es un obscur habitant des bords de la Baltique, que tu végètes dans le pays des Obotrites, et que tu descends de ces peuples auxquels Charlemagne apprit leur catéchisme à coups de bâton. Cette petite récapitulation peut humilier celui qui la fait, et résister aux en-


a Voyez t. XXIII, p. 399.

b Frédéric veut dire : porter des chouettes à Athènes, comme ci-dessus, p. 95. Quant à l'expression aller à Corinthe, il l'applique avec justesse dans quelques lettres, p. e. t. XX, p. 320, et t. XXI, p. 205. Voyez, du reste, ci-dessus, p. 92.