47. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Bains de Landeck, 18 août 1765.



Madame ma sœur,

Je reçois avec une grande satisfaction la lettre que Votre Altesse Royale a la bonté de m'écrire. Elle a la bonté de suppléer à tout ce qui a manqué aux fêtes de Charlottenbourg. Les suffrages du public ont, madame, applaudi à votre disciple, sans que per<92>sonne se doutât qu'il eût un si illustre maître; et V. A. R. doit être convaincue par cela même que, lorsque je m'explique avec franchise sur son sujet, je ne me livre point à la flatterie, je ne suis que l'impulsion de la vérité et de la conviction. Le parterre a applaudi à Concialini, et l'on admirerait vos vers et votre musique également, quand même on ignorerait, madame, que vous en êtes l'auteur. Mais V. A. R. n'aime pas qu'on parle de ses talents; ainsi je supprime, uniquement à cause de votre extrême modestie, madame, ce que je pense de vos rares qualités. Sans doute que tout acteur doit avoir de l'action. On demandait à Isocrate quelle était la première partie de l'orateur; il répondit : L'action. On continua de l'interroger, et l'on n'eut de lui que la même réponse : L'action.101-a Il est sûr que les Grecs et les Romains faisaient un si grand cas de ce talent, qu'ils le regardaient comme ce qu'il y avait de plus persuasif. Cicéron ne crut point s'avilir en devenant disciple du fameux Roscius pour le geste et la voix. Les orateurs avaient raison de se perfectionner ainsi pour employer tous les charmes de l'illusion propres à subjuguer leur auditoire; à plus forte raison un acteur, qui récite ou chante des vers qu'il a appris comme un perroquet, doit seconder l'intention de l'auteur par la façon vraie dont il les débite; il doit entrer dans les passions et les représenter telles qu'elles se font sentir aux âmes sensibles, et cependant conserver toujours les grâces de ses gestes, de sorte qu'il ne se montre jamais dans aucune attitude qui ne fournisse à un sculpteur le dessin d'une statue bien et élégamment placée. Tout cela est difficile, j'en conviens; mais V. A. R. avouera qu'un opéra exécuté avec ce soin doit avoir un charme plus séducteur que la même pièce jouée par des acteurs qui se négligent.

Je fais mes condoléances à V. A. R. sur la perte de sa grande gouvernante. Je crois qu'elle donnera de l'occupation aux cuisiniers du paradis. Je suis très-persuadé que V. A. R. n'aura aucune difficulté à la remplacer. Elle était persuadée qu'elle descendait d'un consul romain nommé Latrono; elle aurait eu peine à trouver ce nom dans l'histoire. Je me trouve ici en terre sainte, <93>et, par reconnaissance de l'attachement que la bonne défunte a eu pour V. A. R., je lui ferai dire douze messes pour son âme. Si ces messes arrivent, sans s'égarer en chemin, jusqu'au lieu où elle gît, elle sera bien étonnée de recevoir de ma part une telle lettre de change. Toutefois, lorsqu'on est en purgatoire, je crois qu'on reçoit avidement le passe-partout qui en fait sortir. J'en juge ainsi, madame, par les bains où je suis; je me trouve déplacé et mal à mon aise dans l'eau; j'abandonne cet élément aux turbots, aux anguilles, aux brochets, aux canards, et à leurs pareils, et je bénirai le ciel lorsque le moment de ma délivrance sera arrivé. Mon frère, en sortant d'un purgatoire semblable, a eu le bonheur d'être introduit dans votre paradis; mais, madame, au sortir des eaux je n'ai aucun aspect flatteur qui me dédommage de ces jours de pénitence et d'ennuis; tant la fatalité diversifie le destin des hommes! Je souhaite que celui de V. A. R. soit toujours heureux et comblé de prospérités. Daignez, madame, ajouter foi à l'intérêt que j'y prends, et aux sentiments d'estime et de considération avec lesquels je suis, etc.


101-a C'est de Démosthène qu'on raconte cette anecdote. Voyez Valère Maxime, livre VIII, chap. 10.