82. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

24 mai 1767.



Madame ma sœur,

Si j'avais le beau don de persuader, le premier usage que j'en ferais serait, madame, de vous convaincre de tous les sentiments d'admiration dont vous me pénétrez; le second serait d'insinuer dans toutes ces têtes qui portent des couronnes des sentiments de modération, d'équité et de concorde. Mais savez-vous, madame, ce qui m'arriverait? Ces sacrées Majestés, qui n'aiment pas les contradictions, diraient : Voilà vraiment un plaisant fou, qui prêche la paix sans mission; qu'il reste dans ce cul-de-sac de l'Allemagne où son destin l'a confiné, sans nous crier, comme Diogène de son tonneau, que nous devons être plus pacifiques qu'il nous le plaît. Vous savez, madame, ce que c'est que les grandes puissances; vous vous souvenez sans doute avec quelle modestie elles ont étalé leurs prérogatives dans le temps que toute l'Europe conspirait ma perte. L'Impératrice-Reine dirait qu'elle n'a pas besoin <135>de mes avis pour se conduire, qu'elle a un conseil dans lequel elle a plus de confiance qu'en tout ce qui lui vient de la part d'un ennemi à peine réconcilié; Louis XV dirait qu'un Roi Très-Chrétien ne se laisse point endoctriner par un prince très-hérétique; le roi d'Espagne, qu'il est trop occupé avec les jésuites pour s'amuser d'autre chose, etc., etc., etc. Ce qui pourrait m'arriver de plus consolant serait que quelque bonne âme me prendrait en pitié, me comparant à l'abbé de Saint-Pierre, et prendrait en indulgence les radotages d'un homme qui rêve pour le bien du genre humain.148-a Je ne sais, madame, si l'ermite Pierre et saint Bernard, pour lesquels j'ai la plus grande vénération, si ces deux saints revenaient au monde, et s'avisaient comme autrefois de prêcher une croisade, ne seraient pas vilipendés par tout le monde. Ils étaient des trompettes de discorde, et leur ministère était celui de la paix et de la douceur. Leur exemple me dégoûte de l'apostolat autant que mon insuffisance, et je me borne au proverbe : Chacun pour soi, et Dieu pour tout le monde. En effet, madame, c'est beaucoup si l'on peut en tout temps justifier sa propre conduite; il y a trop de faste et d'ostentation à vouloir réformer celle des autres. Être irréprochable, si cela est possible, voilà à quoi je me borne. V. A. R. peut juger, par ce que j'ai l'honneur de lui dire, que si l'Europe s'embrase, ce ne sera pas moi qui mettrai le feu aux étoupes. Toutefois je ne saurais me persuader que nous risquions de sitôt un nouvel incendie; toutes les probabilités y sont contraires, à moins qu'il n'arrive des événements fortuits que l'esprit d'aucun homme ne puisse prévoir.

Eh! madame, pourquoi me faites-vous des excuses pour votre lettre? Croyez-vous que je prends garde à autre chose qu'à la conversation que vous daignez faire avec moi? La faveur que vous me faites de me communiquer vos pensées m'est si précieuse, que si vos lettres étaient écrites, comme les oracles de la sibylle, sur des feuilles d'arbres, je les recueillerais et les lirais avec le même plaisir.

Je crois devoir vous notifier, madame, que nous sommes accouchés d'une fille, qu'elle a été dûment baptisée, qu'elle a reçu <136>vingt-quatre noms, de crainte que si on oublie l'un, qu'on en retrouve un autre, et que nous faisons déjà des projets pour la marier. Comme V. A. R. va devenir tante dans peu, elle voudra bien d'avance en recevoir mes félicitations, étant avec la plus haute estime, etc.


148-a Voyez t. XIV, p. 323. Le cardinal Dubois disait que les ouvrages de l'abbé de Saint-Pierre (mort en 1743) étaient les rêves d'un homme de bien.