<54>importance pour demander : Que fait le duc de Nivernois? Comment se porte Anaxagoras? Aurons-nous bientôt l'Énéide de Delille? Voilà ce qui m'intéresse en France; le reste ne m'est rien. Mais, à propos, on m'assure que les garçons deviennent filles chez vous. On dit que pour parler correctement, au lieu de monsieur d'Éon il faut dire mademoiselle d'Éon, enfin qu'il se fait dans la nature des changements étonnants. Voilà un sujet inépuisable de pyrrhonisme. Quoi! me dis-je en moi-même, si la nation la plus éclairée de l'Europe se trompe sur les sexes, que sera-ce de nous autres? Il faudra que M. de Vergennes fasse venir du Vatican le fameux stersicoriuma de saint Pierre, pour qu'on y fouille tous ceux qui sont destinés aux affaires étrangères, et qu'on ne les admette qu'après le grave témoignage : Pater habet .... Je ne sais où j'en suis avec notre marquis ou marquise de Pons;b je suis indécis devant lui si je dois l'appeler monsieur ou madame. Il est vrai qu'il a du poil; mais on prétend que d'Éon en avait aussi. Enfin cette incertitude me chiffonne et m'embarrasse l'esprit, car que deviendra l'exactitude grammaticale, si l'on ne sait plus s'il faut dire elle ou lui? Si l'abbé d'Olivet vivait encore, j'aurais recours à la plénitude de sa science; à présent, je ne sais à qui m'adresser. Tout cela me rend si ignorant, si honteux, mon cher d'Alembert, que j'hésite à proférer une parole, crainte de dire une sottise. Rassurez-moi, rendez-moi le courage et l'effronterie de prononcer à tout hasard monsieur ou madame, faute de pouvoir faire autrement. Je n'avais pas trop haute opinion de mon savoir; je croyais cependant que je connaissais clairement quelques vérités; en voilà des plus triviales, et je les ignore. Je dirai donc, comme je ne sais quel philosophe,c que, après avoir bien étudié, j'ai appris à ne rien savoir. Bon Dieu! si l'aventure de d'Éon était arrivée il y a dix-huit siècles, c'aurait été un article de foi que de croire à sa métamorphose. Le ciel soit béni que ce miracle soit arrivé de


a Voyez t. XIV, p. 237.

b Le marquis de Pons, ambassadeur français, arriva à Berlin le 5 juin 1772 : en 1778, il accompagna Frédéric à la guerre. Voyez t. VI, p. 147 et 148.

c Simonide. Voyez Cicéron, De natura deorum, liv. I, chap. 22.