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XI. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC LA DUCHESSE LOUISE-DOROTHÉE DE SAXE-GOTHA. (23 JANVIER 1760 ET 27 AOUT 1763.)

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1. A LA DUCHESSE LOUISE-DOROTHÉE DE SAXE-GOTHA.659-a

Freyberg, 23 janvier 1760.



Madame,

Je reviens encore à la charge, puisque vous m'enhardissez, et que vous le voulez bien. Je vous ai confié le secret de l'Église; mais, bien loin d'entrer dans des détails de négociations, toute cette écriture ne roule jusqu'ici, madame, qu'à trouver quelques points généraux, et de les fixer de sorte que, en mettant les Français et les Anglais d'accord, ils puissent servir de préliminaires à la paix future et générale. J'espère que cela réussira, et vous pouvez bien vous persuader que lorsqu'il sera question de vos intérêts, ils ne seront pas négligés par la nation anglaise, dont le sang allie les princes à votre maison, ni de mon individu, qui, n'ayant pas cet avantage, ne vous en est pas moins attaché par l'estime et l'admiration que vous doivent, madame, tous ceux qui ont le bonheur de vous connaître. Je commence à espérer à présent que nous pourrons réussir : les premiers accès de frénésie sont passés; l'épuisement des finances rend les Français raisonnables comme des Platons. Je ne voudrais pas jurer qu'ils restent des Platons, si l'abondance leur revient; mais qu'ils le soient à présent, et qu'ils fassent la paix, <602>voilà tout ce qu'on leur demande. Cela ne terminera pas la guerre; les Autrichiens, selon leur noble usage, seront les derniers à s'accommoder; mais ils seront bien obligés d'y venir, dès qu'un allié aussi puissant que la France les aura quittés. J'espère donc que cette année mettra fin à la misère de tant de peuples, et aux calamités qui affligent l'humanité d'un bout du monde à l'autre. Voilà, madame, de quoi je me flatte; voilà ce qui me fait passer sur tout ce que je trouve d'incongru dans mes procédés de vous adresser des lettres qui, contenant de tout autres objets, ne mériteraient pas de passer par vos mains. Je vous en demande encore mille pardons; mais si mes soins réussissent, l'Europe vous sera sûrement redevable de la paix, que tout ce qu'il y a de sensé désire.

Oserais-je vous prier de ne point laisser apercevoir à Voltaire que vous êtes du secret? Cela pourrait ombrager le duc de Choiseul, qui est proprement la cheville ouvrière de tous ces pourparlers, et qui ne voudrait pas peut-être que son secret fût pénétré. Que je serais heureux, si, à la fin de cette horrible guerre, je pouvais être assez heureux que de jouir, comme à Gotha, de tous les agréments de votre conversation, de vous revoir, madame, de vous admirer encore, et de vous témoigner de vive voix tous les sentiments de la haute estime et de la considération avec lesquels je suis,



Madame,

de Votre Altesse
le très-fidèle cousin et serviteur,
FEDERIC.

2. DE LA DUCHESSE LOUISE-DOROTHÉE DE SAXE-GOTHA.

Gotha, 27 août 1768.



Sire,

Les bontés de Votre Majesté, dont je viens encore de recevoir les marques flatteuses par sa lettre gracieuse et adorable du 14 de ce mois,661-a m'enhardissent de nouveau à lui en témoigner ma respectueuse reconnaissance. Je suis vivement touchée de l'intérêt que V. M. daigne prendre à la santé du Duc, et de tout ce qu'il <603>lui plaît de me dire sur ce sujet, qui me tient à cœur. J'avoue que c'est en frémissant que j'envisage sa perte, qui ne serait que trop réelle pour toute ma famille; il n'y a que l'incertitude des choses humaines, et l'espérance que j'ai que je ne survivrais pas à cette dure séparation, qui puissent me tranquilliser. Je détourne le plus que je puis la vue, à des objets aussi sinistres qu'accablants pour moi. Dans cette vallée de misère, notre plus grand avantage, à mon avis, consiste à ne point prévoir toujours l'avenir, et je conclus de là que celui qui prévoit le moins est le plus heureux. Je suis charmée, Sire, d'apprendre que V. M. n'ait pas désapprouvé la liberté que j'ai prise de lui envoyer le Catéchisme de Voltaire, et je ne doute point que cet ouvrage ne gagnera infiniment par les corrections qu'elle a dessein d'y faire; mais je ne suis pas assez téméraire pour supplier V. M. de vouloir m'honorer d'un exemplaire de cette nouvelle édition. Il est certain que si le grave et sottement orthodoxe Cyprianus avait vécu encore à l'impression de cet édifiant livret, il n'aurait pas manqué de le condamner au feu. Il s'effarouchait facilement, et son zèle pieux l'emportait follement. Je n'oublierai jamais combien il fut scandalisé quand je fis construire une machine selon le système de Copernic. J'avais donné la direction de cet ouvrage à un prêtre d'ici; Cyprianus fait venir chez lui cet homme, le menace de la colère céleste, et comme le prêtre s'excuse, et prouve que ce système n'était nullement contraire aux dogmes de notre religion, le scrupuleux docteur réplique : « Assûrement oui, car nous ne saurons plus où placer les deux Églises, ni distinguer l'orientale de l'occidentale; c'est donc fomenter le trouble et la confusion. » Je demande très-humblement pardon à V. M. de cette anecdote, qui me revient toutes les fois que j'entends le nom de Cyprianus, et qui caractérise si parfaitement ce saint personnage. Je serais très-flattée, Sire, de faire la connaissance de M. d'Alembert;662-a je ne puis qu'admirer ceux que V. M. honore de sa bienveillance. Je serais bien fâchée si M. d'Alembert passait par ici pendant que nous serons à Altenbourg, où nous comptons nous rendre la semaine prochaine pour quelque temps. Si nous n'avons pas, Sire, l'avantage, avec tant de maisons en Allemagne, d'avoir V. M. pour <604>oncle, nous pouvons du moins les défier toutes de ne pouvoir vous être plus inviolablement, plus respectueusement, oserai-je ajouter plus tendrement attachées que nous le sommes tous dans ma famille. Non, Sire, il est impossible de vous adorer davantage. La protection généreuse de V. M. nous tient lieu des liens du sang; elle fait tout mon bonheur et l'objet de mes désirs les plus ardents. J'en ose demander très-humblement la continuation avec anxiété, en faveur des sentiments qui m'animent, et qui m'animeront toute ma vie. Je suis,



Sire,

de Votre Majesté
la très-humble, très-obéissante servante,
LOUISE-DOROTHÉE, D. D. S.


659-a Cette lettre est inédite, ainsi que la suivante.

661-a Voyez t. XVIII, p. 260-267, no 52.

662-a Voyez t. XVIII, p. 261, et t. XXIV, p. XI et 418, no 15.