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65. AU PRINCE DE PRUSSE.

Leitmeritz, 13 juillet 1757.



Mon très-cher frère,

Pour vous mettre en état de juger ce que vous et moi devons ou pouvons faire, je dois d'avance vous mettre au fait de notre situation présente. Vous avez vis-à-vis de votre armée Daun, j'ai vis-à-vis de moi Nadasdy; vous avez Morocz sur le flanc, et Keil, s'il est détaché, marche, selon toutes les apparences, vers Landeshut. D'un autre côté, les Suédois assemblent un corps de dix-sept mille hommes à Stralsund; les Français sont entrés en Hesse; on m'écrit que huit mille hommes ont passé le Wéser, qui seraient suivis d'autres huit mille; je crois ces seize mille hommes destinés à se joindre avec les troupes de l'Empire et pour marcher ou vers Halle, ou vers Magde bourg. Cette situation est certainement mauvaise; mais voilà ce que nous devons tâcher d'exécuter le mieux qu'il se pourra : vous de couvrir la Lusace et la Silésie; car si vous ne couvrez pas la Lusace, un essaim de troupes légères pénétrera, la flamme et le fer en main, jusqu'à Berlin; la Silésie, sans quoi le pays sera ruiné, et les forteresses prises, faute d'être secourues. Je ne saurais vous prescrire la façon de l'exécution. Tout cela est très-difficile; mais consultez avec les généraux que vous avez avec vous, et prenez le meilleur parti, selon que les circonstances l'exigent, pour quoi je ne vous gêne ni sur vos positions, ni sur vos marches. Quant à moi, j'ai deux objets : l'un de couvrir les montagnes de la Saxe pour garder l'Elbe et mes magasins, l'autre de m'opposer à l'armée française et de l'Empire. Quant à la Poméranie, j'y lève cinq mille hommes de garnison, et pour soutenir Stettin, vous y enverrez le régiment de Bevern, et j'y enverrai de même deux bataillons. Ceci n'est pas la fin de mon embarras; je reçois aujourd'hui la nouvelle que les Français ont pris Emden, et Lehwaldt m'écrit hier qu'il s'attend à la prise de Memel, que les Russes assiégent. Apraxin s'est retranché à Kauen, et la flotte et les galères font des descentes sur les côtes de la mer.160-a <139>Que tout ceci ne vous fasse point perdre courage; il faut à présent redoubler d'efforts; mais mon sentiment est de tâcher d'en venir quelque part à une décision par une bataille. Si nous n'en venons pas là, l'un et l'autre, avant la fin de la campagne, nous serons perdus.

Vous aurez apparemment reçu dans mes lettres précédentes ce qui regarde les régiments saxons, dont il faut compléter vos régiments. Vous avez donc Manstein, Wietersheim, les bataillons de grenadiers Kalenberg, Bähr et Diezelski à votre disposition; je permets aussi aux chefs des régiments de prendre les meilleurs enseignes et porte-enseigne dans leurs régiments.

Si Daun et le gros de l'armée autrichienne restent vis-à-vis de vous, il faudrait détacher huit à dix bataillons et quelques hussards en Silésie pour couvrir les montagnes, surtout Schweidnitz, et, en cas de besoin, on peut vous fournir pour un mois de farine de Dresde. Vous êtes pourvu à présent jusqu'au 12 août, et l'on pourrait sans peine vous donner jusqu'au 12 septembre.

Fr.

>Ces marches en arrière, à la longue, ne vont pas; il vous manquera toujours ou du fourrage, ou du pain, ou Dieu sait quoi, et vous perdrez autant par désertion que si vous vous battiez avec l'ennemi; et, dans notre situation désespérée, il faut avoir recours à des remèdes désespérés.

Fr.

Il faut toujours vous tourner du côté de la grande armée ennemie; si elle détache pour la Silésie, vous pouvez détacher de même; si elle va en Silésie, et qu'elle détache vers la Lusace, vous ferez la même chose. Envoyez, je vous en conjure, cette lettre à mon frère Henri pour laquelle je vous ai vainement tourmenté avant votre départ.

Frederic.


160-a Voyez t. IV, p. 193.