ARTICLE XIV. DES ESPIONS, DE L'USAGE QU'ON EN PEUT FAIRE DANS TOUS LES CAS, ET COMMENT ON APPREND DES NOUVELLES DE L'ENNEMI.

Si l'on savait toujours les desseins des ennemis d'avance, avec une armée inférieure on leur serait supérieur. Tous ceux qui commandent des armées travaillent à se procurer cet avantage; mais ils n'y réussissent pas tous. Il y a quatre sortes d'espions : les petites gens qui se mêlent de ce métier, les doubles espions, les espions de conséquence, et ceux enfin qu'on oblige par violence à ce malheureux emploi.

Les petites gens, c'est-à-dire les bourgeois qu'on envoie dans le camp ennemi, les paysans, les prêtres, etc., ne peuvent être employés qu'à savoir l'endroit où l'ennemi campe. La plupart de leurs rapports sont si embrouillés et si confus, qu'ils rendent plus incertain qu'on ne le serait dans la plus profonde ignorance. La déposition des déserteurs n'est guère plus instructive; les soldats savent la nouvelle de leur régiment et pas davantage, et les hussards, étant toujours commandés sur les devants de l'armée, ne savent quelquefois pas même où elle campe. Cependant on <47>couche leur déposition par écrit; c'est l'unique moyen d'en tirer quelque parti.

On se sert des espions doubles pour donner de fausses nouvelles aux ennemis. Il y avait un Italien, à Schmiedeberg, qui servait les Autrichiens en cette qualité. Nous lui fîmes si bien accroire que nous nous retirerions à Breslau à l'approche des ennemis, qu'il en assura le prince de Lorraine, et qu'il fut trompé.

Le prince Eugène eut pendant longtemps le maître de poste de Versailles à ses gages. Ce malheureux ouvrait les expéditions de la cour aux généraux, et les envoyait au prince Eugène, qui les recevait avant même ceux qui commandaient les armées françaises. Luxembourg avait gagné un secrétaire du roi Guillaume, qui lui donnait avis de tout; le Roi le découvrit, et tira tout le parti qu'il était possible d'une affaire aussi délicate. Il obligea ce traître de marquer à Luxembourg que les alliés feraient le lendemain un grand fourrage, et les Français pensèrent être surpris à Steenkerke.52-a Sans des prodiges de valeur, leur armée aurait été totalement défaite. Il est difficile d'avoir de pareils espions, non pas que les Autrichiens ne soient corruptibles comme d'autres, mais à cause que leurs troupes légères, qui les entourent comme un nuage, ne laissent passer personne sans le visiter. Cela m'a fait naître l'idée de corrompre une couple de leurs officiers de hussards, par le moyen desquels la correspondance pourrait s'entretenir, et cela, lorsque les hussards escarmouchent; leur usage est alors de faire quelquefois la trêve et de se parler; alors facilement les lettres pourraient être rendues.

Quand on veut faire donner de fausses nouvelles aux ennemis ou en avoir des siennes, on fait passer dans son camp un soldat comme transfuge, qui leur rapporte ce que l'on veut, ou qui y sème même des billets pour animer les troupes à la désertion, et qui par un détour revient à votre camp.

Lorsque par aucun moyen on ne peut avoir dans le pays de l'ennemi de ses nouvelles, il reste un expédient auquel on peut avoir recours, quoiqu'il soit dur et cruel : c'est de prendre un gros bourgeois qui a femme, enfants et maison; on lui donne un homme d'esprit qu'on déguise en valet (il faut qu'il sache la <48>langue du pays). Le bourgeois est obligé de le prendre comme son cocher, et de se rendre au camp des ennemis sous prétexte de se plaindre des violences que vous lui faites souffrir; et, s'il ne ramène pas votre homme après avoir séjourné dans le camp ennemi, vous le menacez de faire égorger sa femme et ses enfants et de faire brûler et piller sa maison. J'ai été obligé de me servir de ce moyen lorsque nous étions au camp de Chlum,53-a et cela me réussit. J'ajoute à ceci qu'il faut être d'une libéralité prodigue envers les espions. Un homme qui risque la corde pour votre service mérite bien d'être récompensé.


52-a Le 3 août 1692.

53-a Voyez ci-dessus, p. 33.