ARTICLE XXVII. DES HASARDS ET DES CAS FORTUITS QUI ARRIVENT A LA GUERRE.96-a

Les généraux sont plus à plaindre que l'on ne pense; tout le monde les juge sans les entendre. Les gazettes les sacrifient aux mauvais propos du public, et, de quelques milliers de personnes qui les condamnent, il n'y en a pas une peut-être qui en sait assez pour commander le moindre détachement d'une armée. Je ne prétends point faire l'apologie des généraux qui font des fautes, car ils méritent la critique; aussi je sacrifie volontiers ma campagne de l'année 1744, et j'avoue que, parmi beaucoup d'écoles, je n'y ai fait que quelques choses de bien, comme le siége de Prague, la retraite et la défense de Kolin, et enfin la retraite en Silésie. Je prétends parler ici de ces événements malheureux sur lesquels la prévoyance et le conseil n'ont aucun empire; et comme c'est pour mes officiers que j'écris, je ne leur alléguerai d'exemples que de choses qui me sont arrivées. Comme nous <86>étions au camp de Reichenbach, en 1741, j'avais dessein de gagner la rivière de la Neisse par une marche forcée, et de me mettre entre cette ville et l'armée de Neipperg, pour en couper les Autrichiens. Toute la disposition était faite. Il survint des pluies abondantes, qui gâtèrent tous les chemins. Notre avant-garde, qui conduisait les pontons avec elle, ne put point avancer. Le jour de la marche, il fit un brouillard si épais, que les gardes d'infanterie qui avaient été dans les villages s'égarèrent et ne purent pas même rejoindre leurs régiments. Cela alla si loin que, au lieu de marcher à quatre heures comme cela était résolu, nous ne pûmes marcher qu'à midi. Ainsi plus de marche forcée; ainsi l'ennemi nous prévint, et un brouillard détruisit tout mon projet.

Une mauvaise récolte dans un pays où l'on veut porter la guerre fera manquer toute la campagne; des maladies qui se mettent dans les troupes au milieu des opérations vous mettront sur la défensive, comme cela arriva l'an 44, en Bohême, par la mauvaise nourriture que les troupes avaient prise.97-a Je chargeai, pendant la bataille de Friedeberg, un de mes aides de camp de dire au prince Charles qu'il se mît à la tête de ma seconde ligne comme le plus ancien, parce que Kalckstein avait été détaché sur l'aile droite, contre les Saxons. Cet aide de camp fit un quiproquo, et dit au Margrave de former ma seconde ligne de la première. Je m'aperçus encore à temps de ce malentendu, et j'eus le temps d'y remédier. Mais que l'on soit bien sur ses gardes, et que l'on pense qu'une commission rendue de travers peut perdre toutes vos affaires. Si un général devient malade, ou qu'il ait le malheur d'être tué à la tête d'un détachement d'importance, voilà tout d'un coup bien des mesures dérangées, car il faut de bonnes têtes et des génies offensifs pour les détachements, et ces derniers sont rares; je n'en connais dans mon armée que trois ou quatre tout au plus. Si, malgré toutes vos précautions, l'ennemi vient à bout de vous enlever un convoi, toutes vos mesures sont dérangées et vos desseins suspendus. Si vous êtes obligé par des raisons de guerre de faire quelques mouvements en arrière, vous découragez vos troupes. J'ai été assez <87>heureux de n'en point faire l'expérience avec mon armée entière; mais j'ai vu, après la bataille de Mollwitz, combien de temps il faut pour rassurer un corps découragé; car ma cavalerie était au point qu'elle croyait que je l'envoyais à la boucherie lorsque je faisais quelque détachement pour l'aguerrir. C'est depuis la bataille de Friedeberg que l'on peut marquer l'époque de sa régénération.

Que l'ennemi découvre un espion d'importance que vous avez dans son camp, voilà votre boussole perdue, et vous n'apprenez plus de ses manœuvres que celles que vous voyez.

La négligence des officiers qui doivent battre l'estrade peut vous mettre dans les plus grands embarras. Neipperg fut surpris à Mollwitz de cette façon-là, car l'officier hussard qu'il avait chargé d'aller à la découverte négligea son devoir, et nous fûmes vis-à-vis de lui lorsqu'il s'y attendit le moins. Un officier de Zieten fit mal la patrouille aux bords de l'Elbe; justement les ennemis firent, la nuit,98-a leur pont à Selmitz, et surprirent le passage.

Apprenez donc à ne jamais confier la sûreté de toute l'armée à la vigilance d'un seul petit officier, et retenez bien ce que j'ai dit dans l'article de la défense des rivières en général. Les batteurs d'estrade ne doivent être regardés que comme une précaution superflue; il ne faut jamais entièrement se reposer là-dessus, mais prendre encore beaucoup d'autres précautions plus solides et plus certaines.

Les trahisons sont le pire de tous les malheurs. En 1734, le prince Eugène fut trahi par le général Stein, qui était gagné par les Français. Je perdis Cosel par la trahison d'un officier de cette garnison qui déserta et y introduisit les ennemis.98-b

Enfin, de tout ce que je viens de dire il en résulte que, quelque heureux que l'on soit, il ne faut jamais se confier à la fortune, ni se bouffir de ses succès, mais penser que notre peu de sagesse et de prudence devient souvent le jouet des hasards et de ces cas fortuits par lesquels je ne sais quel destin se plaît à humilier l'orgueil des présomptueux.


96-a Dans la traduction, p. 185, cet article commence par le passage suivant : Dieser Articul würde sehr lang sein, wenn ich darin das Capitul aller Accidents so einem General im Kriege arriviren können, abhandeln wollte; ich will mich aber nur kurz einschränken, um zu zeigen, dass sowohl Geschicklichkeit, als auch Glück bei dem Kriege erfordert wird.

97-a Voyez t. III, p. 85.

98-a La nuit du 18 au 19 novembre 1744. Voyez t. III, p. 77 et 78.

98-b Voyez ci-dessus, p. 72.