9215. AU MARQUIS D'ARGENS A BERLIN.

[Leitmeritz,] 19 juillet 1757.

Mon cher Marquis. Regardez-moi comme une muraille battue en brèche par l'infortune depuis deux ans. Je suis ébranlé de tous côtés. Malheurs domestiques, afflictions secrètes, malheurs publics, calamités qui s'apprêtent : voilà ma nourriture. Cependant, ne pensez pas que je mollisse. Dussent tous les éléments périr, je me verrai ensevelir sous leurs débris avec le sang-froid dont je vous écris.258-2 Il faut se munir, dans ces temps désastreux, d'entrailles de fer et d'un cœur d'airain, pour perdre toute sensibilité. Voilà l'époque du stoïcisme. Les pauvres disciples d'Épicure ne trouveraient pas, à cette heure, à débiter une phrase de leur philosophie.

Le mois prochain va devenir épouvantable et fournira des évènements bien décisifs pour mon pauvre pays. Pour moi, qui compte le sauver ou périr avec lui, je me suis fait une façon de penser convenable aux temps et aux circonstances. Nous ne pouvons comparer notre situation qu'au temps de Marius, de Sylla, du triumvirat et à ce que les guerres civiles ont fourni de plus furieux et de plus acharné. Vous êtes trop éloigné d'ici, pour vous faire une idée de la crise où nous sommes, et des horreurs qui nous environnent. Pensez, je vous prie, aux pertes des personnes qui m'étaient les plus chères, que je viens de faire tout de suite, et aux malheurs que je prévois qui s'avancent vers moi à grands pas. Enfin, que me reste-t-il pour me trouver dans la situation du pauvre Job? Ma santé, d'ailleurs faible, résiste, je ne sais comment, contre tous ces assauts, et je suis étonné de me soutenir dans des situations que je n'aurais pu envisager, il y a trois ans, sans frémir.

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Voilà une lettre peu agréable et peu consolante; mais je vous vide mon cœur, et je vous écris plus pour le décharger que pour vous amuser. Écrivez-moi quelquefois et soyez persuadé de mon amitié. Adieu!

La philosophie, mon cher, est bonne pour adoucir les maux passés ou futurs, mais elle est vaincue par les maux présents.

Federic.

Nach dem Abdruck in den „,Œuvres de Frédéric le Grand.“ Bd. 19. S. 44.



258-2 Horaz. Oden III, 3, v. 7—8.