2004. AU MINISTRE D'ÉTAT COMTE DE PODEWILS A BERLIN.

Ce 3 octobre 1745.

Mon cher Podewils. Comme Eichel a été pris avec tous mes chiffres, il faut sur le moment que vous leur en fassiez changer. Si Eichel en a eu le temps, il aura tout déchiré, mais jusqu'au moment présent je ne suis informé de rien.

Je vous marque en général que je n'ai point changé de sentiment au sujet de la grande affaire, et comme vous êtes amplement instruit de mes volontés, ce mot doit vous suffir pour vous régler là-dessus.

J'étais hier si malade de la migraine que je n'ai pu faire ma relation, je vous l'envoie aujourd'hui.

Le pauvre Rothenburg est très mal de la gravelle; si je le perds encore, je resterai bientôt seul dans le monde. Adieu cher Podewils, dites à qui que vous verrez qu'on ne m'accable ni de lettres ni d'affaires, car je suis obligé d'expédier tout moi-même.

Federic.

Je me suis trompé sur le nom de la bataille, le village s'appelle Soor. Je crains que l'on n'ait tué le pauvre Eichel, Müller, et Lesser, mon médecin.

Du camp de Jurgengrund, ce 1er d'octobre 1745.

Enfin voilà l'éternel Frenquiny et Trenck relevés, et je puis vous faire part d'un événement plus intéressant, et qui mérite l'attention de l'Europe. Ce ne sont plus ces farces des milices hongroises, c'est une action décisive entre les deux armées les plus aguerries de l'Europe.

Voici le fait, que je vous narre avec ma simplicité et avec ma franchise ordinaire.

Vous aurez bien senti qu'une des raisons qui empêchaient le Roi d'entrer plus avant en Bohême, étaient les subsistances.

L'intention de ce Prince dans cette campagne était de vivre aux dépens de l'ennemi, de manger et de consumer totalement les vivres<294> et les fourrages qui se trouvent dans cette partie de la Bohême limitrophe de notre pays, et de se retirer ensuite, toujours en consumant, par de petites marches sur sa frontière, pour les couvrir.

C'est pourquoi le Roi n'a jugé à propos d'attaquer ni Königgrätz ni Pardubitz.

Le Roi a fait toutes les démonstrations d'offensive qu'il a pu pour donner le change à l'ennemi; mais comme il est impossible que d'aussi habiles généraux que ceux de la reine de Hongrie à la longue n'approfondissent pas de pareils desseins, cela leur a fait naître l'idée de nous combattre lorsqu'ils nous verraient au moment de quitter la Bohême, n'ayant pas grande chose à risquer battus, ayant beaucoup à gagner battant.

Voici comme ils avaient pris leurs arrangements. Franquini fut posté à un demi-mille de Schatzlar, d'où il pouvait incommoder nos convois, et Trenck eut son poste sur les frontières de la Silésie proche de. Braunau et de Schönberg.

Les Autrichiens pensaient par ces trois corps nous couper la communication avec la Silésie, dans un pays montueux et difficile, par les trois principales gorges de la Bohême.

Le Roi avait posté le corps du général du Moulin auprès de Schatzlar, celui du général Lehwaldt auprès de Trautenau, et celui du général de Winterfeldt sans lieu fixé, mais opposé à Trenck, et celui du colonel Retzow vers Schmiedeberg, pour couvrir les montagnards contre les invasions des bandits de Frenquiny.

Telles étaient les dispositions des deux armées, lorsque le prince Charles de Lorraine se porta avec son armée sur Königshof.

Le Roi jugea d'abord, par ce mouvement, qu'il y avait quelque dessein caché sous ce masque; il est vrai que ce Prince ne s'imagina point qu'une armée battue tant de fois serait assez téméraire pour counr de nouveaux hasards, et Sa Majesté crut que l'intention du prince Charles pouvait être de s'approcher du village de Freiheit pour protéger davantage Frenquiny, Trenck et Nadasdy, dont le dernier campait à un demi-mille de notre front, avec 5 régiments de hussards et quelques bataillons d'infanterie hongroise.

Le 29 septembre au matin, le Roi reçut avis que le prince Charles marcherait le même jour.

Le général Katzeler fut commandé sur le midi avec de la cavalerie, des hussards et un bataillon, pour éclairer la marche des ennemis.

Le terrain qui se trouve situé sur la droite du camp de Staudenz, est très montueux, rempli de défilés et de bois; ce qui empêcha le général Katzeler d'aller plus loin qu'un mille de notre camp. Là il trouva quelques mille pandours et hussards, postés de l'autre cote d'un défilé.

Il se contenta de faire quelques prisonniers. Tout ce qu'il put apprendre, fut que les ennemis marcheraient le lendemain à Arnau. Sur<295> quoi, le Roi ordonna à l'armée de se tenir prête à marcher le lendemain pour se camper dans une espèce de plaine entre Arnau et Trautenau.

Le 30, à cinq heures du matin, comme les généraux du jour recevaient les ordres du Roi pour la marche, nos hussards vinrent nous avertir que l'on voyait un gros de hussards ennemis sur une hauteur, à un quart de lieue de notre camp.

Un moment après, les grandes-gardes de cavalerie firent avertir que l'on voyait des colonnes.

Sur le champ, le Roi donna ordre à l'armée de prendre les armes. Ce qui s'exécuta avec tant de promptitude que beaucoup de bataillons ne détendirent pas même leurs tentes.

Le Roi se porta d'abord à la droite, d'où l'on pouvait apercevoir la tête des Autrichiens, qui se formait sur des hauteurs à notre flanc droit.

Il n'y avait donc d'autre parti à prendre que des résolutions vigoureuses et beaucoup de vigilance dans l'exécution. Comme on avait toute son attention sur l'ennemi, on pensa peu au bagage. Le Roi en chargea un officier, qui s'en tira fort mal. Mais doit-on penser à quelques misérables bagages, quand il s'agit de gloire et des plus grands intérêts? On ne pensait ni au nombre de l'ennemi, ni à sa position avantageuse, mais à le combattre et à le vaincre.

Notre cavalerie de la droite se forma sous la batterie des ennemis.

Le maréchal de Buddenbrock et le général de Goltz attaquèrent cette aile de cavalerie avec douze escadrons, la culbutèrent sans peine, et la rejetèrent sur sa seconde ligne. Toute cette gauche de la cavalerie ennemie fut battue et chassée dans un bois, au travers duquel elle s'enfuit et ne reparut plus.

Alors notre infanterie attaqua la montagne où il y avait la grande batterie, et ne l'emporta qu'à la troisième attaque.

L'infanterie ennemie, qui se vit prise en flanc, abandonna son canon et se sauva au delà d'un défilé sur une autre hauteur, et jeta de l'infanterie dans un bois qu'il nous fallait passer pour les attaquer de nouveau.

Pendant que ceci se passait à la droite, la gauche se formait, et le Roi la refusa à l'ennemi jusqu'à ce que l'on vît le succès de la droite. Alors, le second bataillon de Kalckstein quitta le village de Burkersdorf, toute l'aile gauche s'ébranla, et l'affaire devint générale.

Nos gensd'armes, les régiments du prince de Prusse et de Kyau, marchèrent pour renforcer la gauche de notre cavalerie. L'infanterie de la droite força le bois et déposta les ennemis de leur seconde hauteur.

L'infanterie de la gauche attaqua une autre hauteur et un bois, en chassa l'ennemi, et ces deux ailes, victorieuses dans ces trois combats, furent obligées de passer encore un fond et d'attaquer pour la quatrième fois quelques troupes fraîches de l'ennemi, qui garnissaient ce poste.<296> Notre cavalerie de la gauche ne choqua presque point. Mais le général Rochow, avec le régiment de Bornstedt, attaqua l'infanterie autrichienne et fit tout le régiment de Damnitz, un bataillon de Kolowrat, avec ses drapeaux et tous les officiers, prisonniers, en même temps que notre infanterie donna le dernier assaut et mit le comble au gain de cette bataille.

La déroute des Autrichiens fut très grande. Tous les fuyards se sauvèrent éparpillés dans un bois que l'on trouve sur la carte nommé Royaume de Sylva.

Notre cavalerie n'a pu les poursuivre plus loin que jusqu'au village de Soor. C'est jusqu'où l'armée les a suivis, et le nom que l'on a donné à la bataille.

Il faut dire à la louange des généraux autrichiens qu'on n'a aucune faute à leur reprocher.

Leur dessein était conçu avec beaucoup de sagacité. L'exécution en était belle, et il n'y a eu que l'audace des Prussiens et leur longue habitude de Vaincre qui leur a fait surmonter des difficultés incroyables.

On doit donner des louanges aux grenadiers autrichiens, qui ont fait des merveilles à la batterie qui était sur notre droite. Pour notre bonheur ils n'avaient que des Saxons pour les soutenir.

Les trophées que nous avons remportés de cette victoire, consistent en 10 drapeaux, 2 étendards, 30 officiers prisonniers, 1,500 hommes, 21 canons.

Nous y avons perdu 500 tués et 2,000 blessés.

Parmi le nombre des morts sont le prince Albrecht de Brunswick, le général de Blanckensee, les colonels Ledebur, Blanckenburg et Buntsch, le brave Wedell, Bredow, lieutenant-colonel des gensd'armes, et environ vingt officiers de tout grade.

Voici les ordres de bataille des deux armées, par lesquels on verra que 18,000 Prussiens ont battu 35,000 Autrichiens, postés le plus avantageusement du monde. Il me semble que ce mot contient toute la louange qu'il est possible de donner aux troupes.

Le prince Léopold d'Anhalt, le maréchal Buddenbrock, les généraux Rochow, Goltz et Bonin, se sont autant distingués que d'admirables officiers peuvent le faire parmi d'excellents. L'un a eu plus d'occasion que l'autre: c'est proprement ce que je veux dire.

Le prince Charles,296-1 tout malade qu'il était, et le général Rothenburg, avec une fièvre continue, y ont été. Le premier a agi avec beaucoup de vigueur, mais le second, qui était entre la mort et la vie, n'a pas été en état.

Pendant que notre armée faisait une aussi belle moisson de gloire, les hussards de Nadasdy moissonnaient nos équipages. L'officier qui devait les conduire, s'était égaré avec ceux du Roi. Et c'est là où le Roi et les officiers du quartier de la cour ont perdu les leurs.

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On passerait facilement à Nadasdy l'avidité du pillage, qui est le propre d'un partisan comme lui, mais on ne saurait pardonner à un noble Hongrois les cruautés qu'il a fait exercer sur huit ou dix malades et sur les femmes de l'armée, que des infâmes ont rôties toutes vives, et dont le général Lehwaldt — qui vint, mais trop tard, à notre secours — a encore trouvé les membres épars. Peut-on oublier l'humanité jusqu'à ce point?

Je ne puis vous dire en quoi consisteront nos opérations ultérieures. Les ennemis se sont sauvés à Jaromircz, et l'on croit qu'ils reprendront leur vieux camp sur la hauteur. On compte la perte de l'ennemi en tout de six ou peut-être de sept mille hommes.

P. S.

J'ai oublié de vous dire que le régiment de Buddenbrock-Cuirassiers a perdu un étendard en poursuivant l'ennemi dans le bois, et que les hussards ont pris un canon, dans le parc de l'artillerie, devant lequel l'artillerie n'avait pas eu le temps de mettre de chevaux.


Der Brief nach der eigenhändigen Ausfertigung (praes. 5. Oct.). Der Schlachtbericht nach dem eigenhändigen Concept; die Veröffentlichung durch den Druck erfolgte am 9. October 1745.



296-1 Der Markgraf von Schwedt.