3123. AU CONSEILLER PRIVÉ DE LÉGATION DE ROHD A STOCKHOLM.

Potsdam, 22 juin 1746.

J'ai vu par votre dépêche du 27 de mai dernier comme quoi la princesse royale de Suède, ma sœur, désirait que je lui donnasse un canevas de la forme du gouvernement que je jugeais la plus convenable au Prince-Successeur après le décès du roi de Suède. Vous sentez vousmême qu'il est difficile de juger de matières des circonstances desquelles on n'a point de connaissance plénière, et qu'on ignore d'ailleurs les personnes qui nécessairement auraient à y intervenir. Cependant je veux bien vous dire, par la connaissance que j'ai de la situation et des différents intérêts des puissances du Nord, que, selon les idées que je m'en suis formées, il est nécessaire avant tout que ni le prince ni la princesse royale de Suède ne paraissent embarrassés de la mort prochaine du Roi, parceque cela ne manquerait pas de faire un très mauvais effet; qu'en cas de mort du Roi, il faudra alors que le Sénat et les États soient disposés de bonne grâce à conférer au Prince-Successeur une entière disposition sur l'armée. On pourrait se servir de prétexte spécieux pour en former demande, que la sûreté, l'honneur et la gloire de la nation étaient intéressés au rétablissement du bon ordre dans l'armée, en quoi on ne réussirait jamais si celui qui était son chef n'était muni de l'autorité nécessaire à l'y faire observer et d'y dénommer et placer les officiers qui autrefois ne s'y étaient glissés que par leurs brigues et cabales.

Pour ce qui est du règlement et de la levée des contributions, je suis d'opinion qu'il ne faille point toucher à cette corde, mais en laisser encore le règlement aux États. Il est inutile de se flatter d'obtenir de la France l'argent nécessaire à corrompre et gagner la prêtrise, et il y a si peu d'apparence de réussite qu'on n'y doit absolument point penser. Toutefois, comme la Suède tire actuellement des subsides de la France, il sera bon de tâcher de la part du Prince de s'entendre avec le Sénat et le Comité secret, pour recevoir à son tour une partie de ces subsides, ce qu'on emploierait alors à faire des corruptions, pour fortifier et augmenter son parti. Je suis aussi d'avis qu'il sera fort convenable qu'après la mort du roi de Suède le Prince-Successeur sollicite une augmentation des sommes destinées à l'entretien de la maison du Roi, sous prétexte que, y ayant de l'accroissement à la famille royale, la pension de jusqu'à présent ne lui suffisait point, et qu'il en fallait une plus forte. Je conseille après cela qu'au moyen d'une bonne économie<148> on fasse des épargnes annuelles en argent, à employer à des corruptions. Le roi d'Angleterre peut servir ici de grand modèle, qui, par ses épargnes annuelles de ce que sa nation lui fournit, est en état de faire les corruptions nécessaires pour faire toujours la plus forte partie dans ses parlements. Si le Prince-Successeur l'imite — joignez-y le commandement absolu de l'armée qu'il tâcherait de se procurer — il ne manquera point d'avoir une supériorité marquée dans le Sénat et aux Diètes et d'y diriger tout selon son bon plaisir.

Si donc le prince-successeur de Suède, après la mort du Roi, obtient l'entier et véritable commandement de l'armée, mon sentiment est que du commencement il s'en contente, et qu'ensuite il ne saura manquer, par telle ou autre corruption, d'avoir toujours la supériorité dans le Sénat.

Je me flatte que le projet que je viens de tracer est le plus convenable, par le moins de bruit qu'il fera dans le monde, et parceque les voisins de la Suède ne voudront ni pourront même y mettre empêchement; car à ce dont il s'agit, il y a deux considérations principales à faire. La plus forte de ces considérations est le malin vouloir du Danemark et de la Russie, pour éviter de ne les pas heurter de front. Le second point à considérer, et duquel j'envisage l'exécution comme plus facile, c'est de tâcher de tourner la nation de manière qu'elle entre dans les idées du Prince-Successeur. Dès qu'une fois l'armée se trouvera dans sa dépendance, je me figure les autres parties qui contribueront à l'augmentation de la puissance de ce Prince comme des conséquences naturelles de ce principe, qui nécessairement en doivent résulter tôt ou tard. Du moment que le Prince-Successeur se trouvera être mis en état de conférer des bénéfices et d'avantager certains sujets, il lui en résultera du crédit, ce crédit lui fera des créatures, et si alors il témoigne une espèce de modération, si de temps à autre il fait paraître de la fermeté dans le Sénat pour y soutenir ses sentiments, qu'il passe sous silence les affaires odieuses, les faisant plutôt proférer par d'autres, qu'il tâche de concilier avec une certaine dignité les esprits sur les dissensions qu'il y pourrait avoir entre eux, qu'il ne parle qu'en bon patriote sur le bien de la patrie, et qu'il fasse adroitement paraître et envisager les dissidents comme autant d'ennemis fourrés de la patrie, il ne manquera ainsi de gouverner en fort peu de temps la Suède, et il parviendra de la sorte par gradation au faîte d'une grande puissance, sans que la nation ellemême ni aussi les puissances voisines n'en puissent concevoir les ressorts et que ces dernières ne puissent éclater à cet égard.

Voilà un exposé de mes sentiments, dont vous ferez part confidemment à la Princesse Royale, ma sœur, lui déclarant néanmoins en même temps en mon nom que je les soumettais à sa pénétration et à son bon discernement; qu'effectivement je pouvais bien lui fournir des idées en gros, mais que ce serait à elle, qui était sur les lieux, à considérer et à balancer tout ce qu'elle pouvait espérer et attendre des Grands et des États du royaume, et à voir ce qu'après cela il lui restait<149> à faire; qu'elle voulût juger par elle-même de la bonté de mon plan, qu'il se pourrait facilement qu'elle en eût de meilleur pour le substituer en sa place, qu'en attendant il me paraissait que, tant moins elle témoignerait du commencement de l'ambition, elle n'en ferait que mieux, et réussirait d'autant plus facilement par là à endormir ses voisins envieux, qui ne manqueraient d'en rester assoupis, sans se trouver à même de pouvoir éclater ; que je la priais de vouloir bien à cette occasion ne point perdre entièrement de vue le système qui subsistait entre les puissances du Nord, mais de le prendre en considération et de peser en détail le pour et le contre de toutes les considérations qu'il y avait à faire.

Federic.

Nach dem Concept.