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I. LETTRES DE FRÉDÉRIC A GRESSET. (24 OCTOBRE 1740 - 27 SEPTEMBRE 1769.)[Titelblatt]

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1. A GRESSET.

Remusberg, 24 octobre 1740.

Si votre ode n'est pas ce qu'on appelle le langage des dieux, jamais aucun mortel ne le sut ni ne le parla. J'en suis enchanté, et je le serais bien davantage, si je n'en étais pas le sujet.

Quelques pensées me sont venues sur la puissance de la poésie et l'art victorieux des poëtes, qui, moyennant de l'imagination, font de nouvelles créations, et des héros, et des grands hommes, selon qu'il leur plaît. Je vous envoie cette faible production,3-a et j'espère que vous serez assez discret pour ne la point communiquer. C'est un canevas, c'est une ébauche à laquelle il faudrait une habile main comme la vôtre pour lui donner l'élégance et le moelleux qu'il lui faudrait.

Je suis toujours dans les sentiments où j'ai été autrefois sur votre sujet; il dépendra de vous d'en réaliser les effets. Ne vous imaginez point que vous serez gêné ici; nous avons des villes, nous avons aussi des campagnes, et l'on connaît, malgré l'embarras des affaires, tout le prix d'une vie tranquille et appliquée, peut-être la seule heureuse en ce monde.

J'attends votre réponse, et j'espère que je ne trouverai pas à présent les empêchements chez vous que j'ai rencontrés autrefois; du moins trouverez-vous toujours en moi la même estime.

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2. AU MÊME.

Camp de la Neisse, 23 septembre 1741.4-a

J'ai reçu votre lettre et vos vers,4-b dont je vous remercie. J'ai mis sur le compte de votre imagination ce que vos vers ont eu de trop flatteur pour moi, quoique, en faisant abstraction du fond de la chose, ils m'aient paru d'un acabit admirable; mais la vérité et la poésie marchent rarement ensemble.

Pour moi, qui n'ai pas l'honneur d'être
Immortel citoyen des cieux,
J'assigne votre encens aux dieux,
Car il m'étourdirait au lieu de me repaître.

Cette ode que je vous ai envoyée l'hiver passé était si fautive, que je l'ai réprouvée entièrement. Elle a reçu, depuis, une forme plus régulière. Je vous l'enverrai à mon retour de la campagne, à condition que vous brûliez la première.

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Mes vers, enfants d'un léger badinage,
Ne sont, Gresset, que des ours mal léchés;
Ils sont perdus, si, par esprit volage,
A Paris vous les affichez.

Il ne faut point publier les faveurs des dames, ni celles des Muses, si tant est qu'on en reçoive; la discrétion est le seul moyen de conserver ces connaissances.

Laissez dans l'oubli confondus
Mon nom et mes vers inconnus.
Heureux qui ne fait de sa vie
Compassion ni jalousie!

Il n'en est pas de même de vos vers.

Par vos immortelles chansons,
Les matières les plus pesantes
Deviennent légères, brillantes,
Comme ces coloris profonds
Que le soleil, par ses rayons,
Rend égaux aux couleurs les plus resplendissantes.

Ce n'est pas tout : la grande science du poëte est de marier si parfaitement les saillies de son imagination avec les préceptes de son art, que cela fasse un ensemble d'une vivacité sans écarts et de règles pratiquées sans pédanterie.

Chez vous la nature ingénue
Se réunit aux lois des arts.
L'une, sans gêne, est toujours nue;
L'autre, observant certains égards
Et n'évitant que les écarts,
Pour règle sait plaire à la vue.
Ainsi les pilotes prudents
Dirigent les enfants d'Éole
Sans l'aiguille de leur boussole,
Et savent gouverner et profiter des vents.

<6>Vous me croyez peut-être désœuvré, en recevant une si longue lettre et tant de mauvais vers à la fois; il n'en est pourtant pas tout à fait ainsi.

Malheur à tous les rois qui ne sont plus que rois,
Absorbés dans leur greffe, imbus de leurs exploits,
Qui, tristement perchés sur le sommet du trône,
Ou dévorent la messe, ou s'endorment au prône,
Et qui de l'étiquette ont conçu la fureur,
Esclaves enchaînés aux bords de leur grandeur!
Il faut savoir descendre et monter au théâtre,
Varier le ton grave avec le ton folâtre,
Loin de représenter, dans sa niche enchâssé,
Un saint par les bigots sur un autel placé,
Solitaire ennuyeux et sombre personnage,
Nourri d'un vain encens, d'un éternel hommage.6-a

Vous me ferez plaisir de m'envoyer ces vers du mois de novembre dont vous me parlez; je les crois égarés à la poste. Adieu; j'attends ces vers et votre réponse.

3. AU MÊME.

Berlin, 28 décembre 1748.

J'ai bien reçu dans son temps, monsieur, votre lettre du 10 avril dernier et le discours de votre réception à l'Académie française.6-b Je vous remercie de l'attention que vous avez eue de me l'envoyer, et je l'ai lu avec grand plaisir. Vous avez, ce me semble, tiré de votre<7> sujet tout le parti dont il était susceptible, et cet ouvrage, si difficile à faire pour avoir été fait si souvent, a pris dans vos mains tous les agréments que les grâces de votre style et de votre esprit pouvaient lui prêter.

L'Académie de Berlin doit être sensible à la remarque que vous faites sur le silence du directeur qui vous a répondu; c'est une suite de votre zèle et de votre bonne volonté pour une compagnie qui s'est plu à couronner la première vos talents. Mais je crois qu'elle ne partage pas l'espèce de dépit que vous montrez si obligeamment pour elle. Elle doit, se renfermant dans ses principes et mes intentions, être aussi indifférente sur les louanges qu'attentive à les mériter.

Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait, monsieur, en sa sainte et digne garde.

4. AU MÊME.

Potsdam, 4 avril 1750.

Monsieur, j'ai reçu votre lettre avec grand plaisir. Votre ode, pour être arrivée tard, ne m'en a pas paru moins bonne, et j'accepte bien volontiers l'augure que des vœux aussi heureusement exprimés semblent m'annoncer pour cette année. Cet ouvrage est peut-être un des plus parfaits qui aient été faits en ce genre. Je n'y vois de défaut que d'y être trop loué; mais, si je blâme le peu de ressemblance du portrait, je ne puis m'empêcher d'admirer la beauté du tableau, et, pour ne rien dérober aux applaudissements qui vous sont dus, ce beau morceau, puisque vous le souhaitez, sera lu dans l'Académie.7-a

<8>Je ne me rappelle pas d'avoir fait aucune correction à l'ode que je vous ai adressée. En tout cas, je vous l'envoie telle qu'elle a été retrouvée dans mes archives poétiques. Vous êtes le maître de la faire imprimer, et je consens également que vous publiiez mes lettres. Je doute très-fort cependant qu'elles puissent soutenir le grand jour et la comparaison de vos ouvrages; c'est mettre mon bavardage dans un voisinage trop dangereux. Mais, puisque cela peut vous flatter, je veux bien en courir le risque. On verra aisément que mon objet, en vous écrivant, est moins de quêter des louanges que de vous marquer mon admiration et mon estime.

5. AU MÊME.

Potsdam, 10 septembre 1769.

Ma surprise a été bien agréable en recevant votre charmante lettre, à laquelle je ne m'attendais guère. Je vois avec plaisir que vous n'avez pas oublié un de vos anciens admirateurs et délaissé le Parnasse, comme on me l'avait dit si souvent. Vous auriez eu le plus grand tort du monde d'abandonner un art que vous avez tant embelli, et certes je ne sais pas comment vous auriez pu vous justifier devant les Grâces, vos fidèles amies, qui vous ont si tendrement assuré que vous n'auriez jamais de successeur. Elles vous invitent aujourd'hui à quitter votre silence et votre chaumière pour soutenir l'honneur de la littérature française, qui va s'éclipser. N'oubliez jamais que vous n'avez besoin que de parler le langage de votre génie pour opérer ce que les Grâces exigent de vous, pour fixer les regards et intéresser le goût des sages.

<9>Quant à l'affaire de Laurent et Toirons,9-a dont vous me parlez, je suis entré dans leurs plans avec toute l'envie possible de les aider et de les mettre à même de ne point regretter leur patrie. Si tout est allé contre mon attente et les secours considérables que je leur ai donnés à différentes reprises, ils doivent s'en prendre à eux-mêmes et à leurs arrangements. La justice examine leur cause; elle les traitera avec cette équité dont je ne souffrirai jamais qu'elle se départe. Mais, en décidant moi-même sur une affaire qu'elle a prise à soi, je manquerais à ma façon de penser et à l'équité. Cette loi, que tout m'impose, m'empêche seule de faire pour vous dans cette affaire tout ce que je désirerais. C'est vous dire combien j'aimerais à vous prouver, dans tout autre cas que ce qui est du ressort de ces lois et de la justice, le cas infini que je fais de vous et de vos recommandations.

Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

6. AU MÊME.

Berlin, 27 septembre 1769.

Ce sera toujours avec un plaisir nouveau que je recevrai et que je lirai vos ouvrages. Souvenez-vous de votre promesse, et que j'aie bientôt ce poëme dont vous me parlez.

<10>Les lettres m'auront obligation de ce que je vous ai engagé à courir de nouveau une carrière où vous avez eu tant de succès.

Je vous l'ai dit et je vous le répète, les affaires des Toirons sont entre les mains de la justice. Je ne puis les évoquer à moi sans manquer à ce que j'ai établi.

Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

GRESSET AU MARQUIS D'ARGENS.

Amiens, 26 septembre 1747.

Permettez-moi, monsieur, de venir vous importuner et vous demander une grâce dont je vous aurai une obligation infinie. Je cherche à remédier par toutes les voies possibles au travestissement sous lequel l'impudence et la friponnerie des imprimeurs m'ont fait courir le monde jusqu'à présent. On me mande d'Amsterdam qu'on m'y barbouille encore actuellement, et que c'est à la réquisition de plusieurs libraires d'Allemagne qu'on va joindre cette mauvaise édition à toutes les précédentes, que je désavoue également. Vous êtes à portée, monsieur, de me sauver le cours qu'elle pourrait avoir en Allemagne; si vous voulez bien faire insérer dans les journaux de Berlin et de Leipzig la lettre imprimée que j'ai l'honneur de vous envoyer, je vous devrai un service essentiel et toute ma reconnaissance. Je voudrais de tout mon cœur trouver l'occasion de vous la prouver et pouvoir vous être bon à quelque chose à Paris; je serai toujours à vos ordres. Me permettrez-vous aussi, monsieur, de vous confier mes craintes et mes espérances sur la plus chère et la plus flatteuse de toutes mes pensées? Suis-je assez heureux pour que S. M. le roi<11> de Prusse daigne encore m'honorer de la protection et des bontés dont ses lettres m'ont flatté? Je n'ai point osé depuis longtemps importuner S. M. par les miennes;

Quis posset dignum pollenti pectore carmen
Condere pro rerum majestate?11-a .....

Si vous vouliez bien, monsieur, renouveler mes très-humbles hommages au Roi et tous les sentiments de mon respect et de mon admiration, vous pourriez m'instruire s'il me sera permis d'envoyer à S. M. la comédie11-b que j'ai donnée cette année au théâtre, et qui ne sera imprimée que quand on la redonnera cet hiver. Tous les arts et tous les talents doivent au maître, au génie qui les éclaire, leur tribut et leur hommage, hommage également au-dessus de l'inutile fiction et de la basse flatterie.

Ce culte servile et frivole
Que l'adulation rend aux titres, aux rangs,
Déshonore à la fois l'usage des talents,
Et le sacrifice, et l'idole.
Que de rois chantés dans leur temps
Par les vils flagorneurs de leur petite gloire,
Et bientôt disparus avec leurs complaisants,
Et leurs autels, et leur mémoire!
Pour qui la vérité brûle-t-elle l'encens?
Quel est l'heureux tribut qu'avoueront les sages?
C'est celui des êtres pensants,
Offert au monarque des sages.

Si vous jugez ces vers dignes d'un instant d'attention, ayez la bonté, monsieur, de les montrer à S. M. et de m'apprendre s'ils ont eu la gloire de lui plaire.

<12>Il y a déjà quelque temps que madame la duchesse de Chaulnes m'a chargé de la lettre que vous trouverez ici. Je n'ai pu la faire partir que fort longtemps après sa date, vu que je ne fais que de recevoir cette lettre imprimée, que je recommande à vos bontés. Je vous réitère, monsieur, tous mes remercîments et toutes mes excuses de la peine que je vous donne. Disposez entièrement de mes services et de ma reconnaissance. Je suis charmé d'avoir cette occasion de vous renouveler les témoignages de mon estime la plus distinguée et les regrets que je partage avec ma patrie sur votre éloignement. J'ai l'honneur d'être avec une parfaite considération, etc.


11-a Lucrèce, De la nature des choses, livre V, v. 1 et 2 :
     

Quis potis est dignum, etc.

11-b Le Méchant.

3-a Voyez t. X, p. 11-13.

4-a Voyez t. XVII, p. 153.

4-b

Au roi de Prusse.
Du trône et des plaisirs voler à la victoire.
Par soi-même asservir des peuples belliqueux,
Au sein de la puissance, au faîte de la gloire,
Penser en homme vertueux,
Aux arts anéantis donner un nouvel être,
Les protéger en roi, les embellir en maître,
Éclairer les mortels et faire des heureux,
Aux jours de gloire et de génie
Des Césars et des Antonins
C'était l'ouvrage de la vie
Et les destins divers de divers souverains.
Mais le héros nouveau de l'Europe étonnée
Sait faire des vertus, des talents, des travaux
De tant de différents héros
L'histoire d'un seul homme et celle d'une année.

Cette poésie est la seule qui ait été adressée à Frédéric par Gresset, dans les Œuvres de qui elle se trouve, t. I. p. 117 de l'édition stéréotype, Paris, chez Didot, 1817.

6-a Ces douze vers rappellent la Variation d'un passage de Zaïre, t. XIV, p. 203 et 204.

6-b Voyez les Œuvres de Gresset, t. II, p. 243-251.

7-a Voyez les Souvenirs d'un citoyen (par Formey), t. II, p. 250-252.

9-a Ces deux hommes étaient venus d'Amiens pour fonder à Berlin une fabrique dite de manchester. Ils succombèrent dans une contestation qu'ils eurent avec le ministre des finances de Hagen, et ils furent ruinés. Voyez Frédéric le Grand, ou Mes souvenirs de vingt ans de séjour à Berlin, par Thiébault, t. IV, p. 87 de l'édition de 1804.