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ÉLOGE DE M. DE LA METTRIE.

Julien Offray de La Mettrie naquit à Saint-Malo le 25 de décembre 1709, de Julien Offray de La Mettrie et de Marie Gaudron, qui vivaient d'un commerce assez considérable pour procurer une bonne éducation à leur fils. Ils l'envoyèrent au collége de Coutances pour faire ses humanités, d'où il passa à Paris dans le collége du Plessis; il fit sa rhétorique à Caen, et comme il avait beaucoup de génie et d'imagination, il remporta tous les prix de l'éloquence. Il était né orateur; il aimait passionnément la poésie et les belles-lettres : mais son père, qui crut qu'il y avait plus à gagner pour un ecclésiastique que pour un poëte, le destina à l'Église; il l'envoya, l'année suivante, au collége du Plessis, où il fit sa logique sous M. Cordier, qui était plus janséniste que logicien.

C'est le caractère d'une imagination ardente de saisir avec force les objets qu'on lui présente, comme c'est le caractère de la jeunesse d'être prévenue des premières opinions qu'on lui inculque. Tout autre disciple aurait adopté les sentiments de son maître; ce n'en fut pas assez pour le jeune La Mettrie : il devint janséniste, et composa un ouvrage qui eut vogue dans le parti.

En 1725, il étudia la physique au collége d'Harcourt, et y fit de grands progrès. De retour en sa patrie, le sieur Hunault, médecin de Saint-Malo, lui conseilla d'embrasser cette profession : <23>on persuada le père; on l'assura que les remèdes d'un médecin médiocre rapportaient plus que les absolutions d'un bon prêtre. D'abord le jeune La Mettrie s'appliqua à l'anatomie; il disséqua pendant deux hivers; après quoi il prit, en 1725, à Reims le bonnet de docteur, et y fut reçu médecin.

En 1733, il fut étudier à Leyde sous le fameux Boerhaave. Le maître était digne de l'écolier, et l'écolier se rendit bientôt digne du maître. M. La Mettrie appliqua toute la sagacité de son esprit à la connaissance et à la cure des infirmités humaines; et il devint grand médecin dès qu'il voulut l'être. En 1734, il traduisit, dans ses moments de loisir, le traité du Feu, de M. Boerhaave, son Aphrodisiacus, et y joignit une dissertation sur les maladies vénériennes, dont lui-même était l'auteur. Les vieux médecins s'élevèrent en France contre un écolier qui leur faisait l'affront d'en savoir autant qu'eux. Un des plus célèbres médecins de Paris lui fit l'honneur de critiquer son ouvrage, marque certaine qu'il était bon. La Mettrie répliqua; et pour confondre d'autant plus son adversaire, en 1736 il composa un traité du Vertige, estimé de tous les médecins impartiaux.

Par un malheureux effet de l'imperfection humaine, une certaine basse jalousie est devenue un des attributs des gens de lettres; elle irrite l'esprit de ceux qui sont en possession des réputations, contre les progrès des naissants génies; cette rouille s'attache aux talents sans les détruire, mais elle leur nuit quelquefois. M. La Mettrie, qui avançait à pas de géant dans la carrière des sciences, souffrit de cette jalousie, et sa vivacité l'y rendit trop sensible.

Il traduisit à Saint-Malo les Aphorismes de Boerhaave, la Matière médicale, les Procédés chimiques, la Théorie chimique, et les Institutions du même auteur. Il publia presque en même temps un abrégé de Sydenham. Le jeune médecin avait appris, par une expérience prématurée, que pour vivre tranquille il vaut mieux traduire que composer; mais c'est le caractère du génie de s'échapper à la réflexion. Fort de ses propres forces, si je puis m'exprimer ainsi, et rempli des recherches de la nature qu'il faisait avec une dextérité infinie, il voulut communiquer au public les découvertes utiles qu'il avait faites. Il donna son traité sur la Petite <24>vérole, sa Médecine pratique, et six volumes de Commentaires sur la Physiologie du sieur Boerhaave; tous ces ouvrages parurent à Paris, quoique l'auteur les eût composés à Saint-Malo. Il joignait à la théorie de son art une pratique toujours heureuse; ce qui n'est pas un petit éloge pour un médecin.

En 1742, M. La Mettrie vint, à Paris, attiré par la mort de M. Hunault, son ancien maître. Les sieurs Morand et Sidobre le placèrent auprès du duc de Grammont, et peu de jours après, ce seigneur lui obtint le brevet de médecin des gardes. Il accompagna ce duc à la guerre, et fut avec lui à la bataille de Dettingen, au siége de Fribourg, et à la bataille de Fontenoi, où il perdit son protecteur, qui y fut tué d'un coup de canon.

M. La Mettrie ressentit d'autant plus vivement cette perte, que ce fut en même temps l'écueil de sa fortune. Voici ce qui y donna lieu. Pendant la campagne de Fribourg, M. La Mettrie fut attaqué d'une fièvre chaude : une maladie est pour un philosophe une école de physique; il crut s'apercevoir que la faculté de penser n'était qu'une suite de l'organisation de la machine, et que le dérangement des ressorts influait considérablement sur cette partie de nous-mêmes que les métaphysiciens appellent l'âme. Rempli de ces idées pendant sa convalescence, il porta hardiment le flambeau de l'expérience dans les ténèbres de la métaphysique; il tenta d'expliquer, à l'aide de l'anatomie, la texture déliée de l'entendement, et il ne trouva que de la mécanique où d'autres avaient supposé une essence supérieure à la matière. Il fit imprimer ses conjectures philosophiques sous le titre d'Histoire naturelle de l'âme. L'aumônier du régiment sonna le tocsin contre lui, et d'abord tous les dévots crièrent.

Le vulgaire des ecclésiastiques est comme Don Quichotte, qui trouvait des aventures merveilleuses dans des événements ordinaires; ou comme ce fameux militaire29-a qui, trop rempli de son système, trouvait des colonnes dans tous les livres qu'il lisait. La plupart des prêtres examinent tous les ouvrages de littérature comme si c'étaient des traités de théologie; remplis de ce seul <25>objet, ils voient des hérésies partout : de là viennent tant de faux jugements, et tant d'accusations formées, pour la plupart, mal à propos contre les auteurs. Un livre de physique doit être lu avec l'esprit d'un physicien; la nature, la vérité est son juge; c'est elle qui doit l'absoudre ou le condamner : un livre d'astronomie veut être lu dans un même sens. Si un pauvre médecin prouve qu'un coup de bâton fortement appliqué sur le crâne dérange l'esprit, ou bien qu'à un certain degré de chaleur la raison s'égare, il faut lui prouver le contraire, ou se taire. Si un astronome habile démontre, malgré Josué, que la terre et tous les globes célestes tournent autour du soleil, il faut, ou mieux calculer que lui, ou souffrir que la terre tourne.

Mais les théologiens, qui, par leurs appréhensions continuelles, pourraient faire croire aux faibles que leur cause est mauvaise, ne s'embarrassent pas de si peu de chose. Ils s'obstinèrent à trouver des semences d'hérésie dans un ouvrage qui traitait de physique : l'auteur essuya une persécution affreuse, et les prêtres soutinrent qu'un médecin accusé d'hérésie ne pouvait pas guérir les gardes françaises.

A la haine des dévots se joignit celle de ses rivaux de gloire; celle-ci se ralluma sur un ouvrage de M. La Mettrie intitulé, La politique des médecins. Un homme plein d'artifice et dévoré d'ambition aspirait à la place vacante de premier médecin du roi de France; il crut, pour y parvenir, qu'il lui suffisait d'accabler de ridicule ceux de ses confrères qui pouvaient prétendre à cette charge. Il fit un libelle contre eux; et abusant de la facile amitié de M. La Mettrie, il le séduisit à lui prêter la volubilité de sa plume et la fécondité de son imagination : il n'en fallut pas davantage pour achever de perdre un homme peu connu, contre lequel étaient toutes les apparences, et qui n'avait de protection que son mérite.

M. La Mettrie, pour avoir été trop sincère comme philosophe, et trop officieux comme ami, fut obligé de renoncer à sa patrie. Le duc de Duras et le vicomte Du Chayla lui conseillèrent de se soustraire à la haine des prêtres et à la vengeance des médecins. Il quitta donc, en 1746, les hôpitaux de l'armée, où M. de Séchelles l'avait placé, et vint philosopher tranquillement à Leyde. <26>Il y composa sa Pénélope, ouvrage polémique contre les médecins, où, à l'exemple de Démocrite, il plaisantait sur la vanité de sa profession. Ce qu'il y eut de singulier, c'est que les médecins, dont la charlatanerie y est dépeinte au vrai, ne purent s'empêcher d'en rire eux-mêmes en le lisant; ce qui marque bien qu'il se trouvait dans l'ouvrage plus de gaieté que de malice.

M. La Mettrie, ayant perdu de vue ses hôpitaux et ses malades, s'adonna entièrement à la philosophie spéculative : il fit son Homme machine, ou plutôt il jeta sur le papier quelques pensées fortes sur le matérialisme, qu'il s'était sans doute proposé de rédiger. Cet ouvrage, qui devait déplaire à des gens qui, par état, sont ennemis déclarés des progrès de la raison humaine, révolta tous les prêtres de Leyde contre l'auteur : calvinistes, catholiques et luthériens oublièrent en ce moment que la consubstantiation, le libre arbitre, la messe des morts et l'infaillibilité du pape les divisaient; ils se réunirent tous pour persécuter un philosophe qui avait, de plus, le malheur d'être français, dans un temps où cette monarchie faisait une guerre heureuse à Leurs Hautes Puissances.

Le titre de philosophe et de malheureux fut suffisant pour procurer à M. La Mettrie un asile en Prusse, avec une pension du Roi. Il se rendit à Berlin au mois de février de l'année 1748, où il fut reçu membre de l'Académie royale des sciences. La médecine Je revendiqua à la métaphysique, et il fit un traité de la Dyssenterie, et un autre de l'Asthme, les meilleurs qui aient été écrits sur ces cruelles maladies. Il ébaucha différents ouvrages sur des matières de philosophie abstraite qu'il s'était proposé d'examiner; et par une suite des fatalités qu'il avait éprouvées, ces ouvrages lui furent dérobés; mais il en demanda la suppression aussitôt qu'ils parurent.

M. La Mettrie mourut dans la maison de mylord Tyrconnel, ministre plénipotentiaire de France, auquel il avait rendu la vie. Il semble que la maladie, connaissant à qui elle avait affaire, ait eu l'adresse de l'attaquer d'abord au cerveau, pour le terrasser plus sûrement : il prit une fièvre chaude avec un délire violent; le malade fut obligé d'avoir recours à la science de ses collègues, <27>et il n'y trouva pas la ressource qu'il avait si souvent, et pour lui et pour le public, trouvée dans la sienne propre.

Il mourut le 11 de novembre 1751, âgé de quarante-trois ans. Il avait épousé Louise-Charlotte Dréauno, dont il ne laissa qu'une fille âgée de cinq ans et quelques mois.

M. La Mettrie était né avec un fonds de gaieté naturelle intarissable; il avait l'esprit vif, et l'imagination si féconde, qu'elle faisait croître des fleurs dans le terrain aride de la médecine. La nature l'avait fait orateur et philosophe; mais un présent plus précieux encore qu'il reçut d'elle, fut une âme pure et un cœur serviable. Tous ceux auxquels les pieuses injures des théologiens n'en imposent pas, regrettent en M. La Mettrie un honnête homme et un savant médecin.


29-a Le chevalier Folard. Voyez t. I, p. 184. En 1753, Frédéric fit imprimer un Extrait tiré des Commentaires du chevalier Folard sur l'Histoire de Polybe, pour l'usage d'un officier; avec un avant-propos.