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Adolphe Menzel.

Il n'y a pas longtemps encore, nous pouvions être taxé de hardiesse lorsque nous affirmions que M. Adolphe Menzel était un des premiers parmi les artistes modernes de l'Europe, le premier parmi ceux de l'Allemagne. Mais, grâce aux efforts de quelques admirateurs convaincus, la renommée de l'auteur de la Forge a passé la frontière et s'est répandue dans notre pays. M. Menzel y est aujourd'hui reconnu comme un peintre d'une originalité profonde, comme un des plus puissants dessinateurs qui aient existé, comme un maître hors de pair dans l'art de l'illustration. Nous avons pensé qu'une notice de quelques pages, sur la vie et les oeuvres de ce grand artiste, serait à sa place en tête du second volume de cet ouvrage.

M. Menzel porte allègrement ses soixante et onze ans, avec la pleine possession de ses facultés physiques et intellectuelles. Il est né à Breslau, le 8 décembre 1815, à ce moment solennel où l'astre napoléonien,

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s'éteignant dans les convulsions d'une lutte suprême, disparaissait de la scène du monde. Une invincible destinée l'entraîna dès l'enfance vers l'art de la peinture; il se sentait appelé à prendre la succession des Rauch, des Schadow, des Chodowiecki, de tous ces apologistes enthousiastes de Frédéric II, dont le règne avait préparé la grandeur future de l'Allemagne.

Le père de M. Menzel dirigeait une pension pour les jeunes filles; il combattit tout d'abord autant qu'il le put la vocation artistique de son fils et ce ne fut que lorsque celui-ci eut atteint l'âge de quinze ans qu'il céda à ses instances et vint se fixer à Berlin, où il fonda un établissement de lithographie.

Ce qu'il y a de plus étonnant dans la carrière de M. Menzel, c'est qu'il n'a jamais eu d'autre maître que lui-même. „Si un artiste s'est fait tout seul, c'est celui-là“ , disait fort justement Duranty. „Il a étudié de lui-même, aux étalages des marchands, en parcourant les rues, les musées, en regardant les gravures.“ Il essaya bien, en 1833, de suivre les cours de la classe de plâtre à l'Académie de Berlin, mais il y renonça bientôt ne pouvant soumettre ses instincts impérieux, sa nature indépendante à un enseignement étroit et dogmatique. Son père venait de mourir, et il se trouva tout à coup à dix sept ans chargé de soutenir une famille. Les difficultés de l'existence ne firent qu'exciter son ardeur au travail. Il fit pour l'institut lithographique de Sachse et Cie ce qu'il faisait pour la maison de son père : des vignettes, des étiquettes, des menus, des programmes de fêtes.

En 1833, il publie chez cet éditeur un album de dessins à la plume lithographies qui représentaient les Epreuves de la vie d'artiste. Ce cahier, inspiré par le petit poème de Goethe, attira l'attention des artistes de Berlin, et Schadow, alors directeur de l'Académie, en parla avec éloges. Puis il commence à s'occuper de suites d'illustrations relatives à des faits historiques. Il illustre d'abord en lithographie (1836) les Faits mémorables de l' histoire de Brandebourg et de Prusse, édités aussi par Sachse. Bien que cette première oeuvre appartienne encore par bien des côtés aux formes académiques alors en honneur, on y sent poindre cependant l'artiste épris de nature, de vie, de mouvement, d'exactitude historique; un abîme la sépare de tout ce que faisaient alors les soi-disants peintres d'histoire.

Il n'aborde la peinture que vers 1835, et tout seul, sans maître, y appliquant comme toujours une volonté énergique, que rien ne rebute.

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Entre temps, il publie des planches demandées par des éditeurs de lithographies: les Cinq Sens (1835), le Pater (1837), et des diplômes pour des corporations.

De 1837 à 1839, il expose ses premières toiles, parmi lesquelles la Consultation de Droit et celle qu'il avait intitulée: Audiatur et altera pars. M. Pietsch, l'historiographe d'Adolphe Menzel, constate une analogie dans les colorations et le sentiment de cette toile avec l'aspect de certains tableaux anglais, comme ceux de Pettie. L'intelligence de l'art s'y marque déjà pénétrante et forte dans le sens de la réalité et de l'observation attentive du geste et de la physionomie.

En 1839, il est chargé, par les éditeurs Weber et Lorck, d'illustrer l'Histoire populaire de Frédéric le Grand. Nous avons indiqué précédemment l'importance de cet ouvrage qui fonda la réputation artistique de M. Menzel et qui ressuscita la gravure sur bois en Allemagne. A partir de ce moment, le grand illustrateur ira toujours en s'élevant à chaque nouvelle oeuvre, élargissant sans cesse son style, son dessin, sa compréhension de la vie, sa connaissance de l'histoire, serrant de plus près le réel et se rapprochant peu à peu de la vérité contemporaine, dans ses caractères les plus expressifs, les plus accentés, les plus aigus. Ce sont, les Héros de la paix et de la guerre, au temps de Frédéric et les grandes planches de la Germania; ce sont enfin les illustrations pour les Oeuvres de Frédéric le Grand et celles plus récentes pour la Cruche cassée, de Henri de Kleist. Dans toutes ces productions M. Menzel se montre non seulement réaliste puissant et âpre, mais encore il révèle une imagination pleine de fantaisie et un don incomparable d'évocation. La Cruche cassée est un chef-d'oeuvre au sens absolu du mot; l'art moderne de l'illustration n'a rien produit de plus admirable.

C'est à juste titre que M. Menzel a été surnommé „le peintre de Frédéric II“ . La majeure partie, pour ne pas dire la totalité, des sujets historiques qu'il a traités en peinture se rapportent au règne de ce grand roi. Tels sont, pour ne citer que les oeuvres principales: la Table ronde à Sans-Souci (1850), le Concert de flûte (1852), actuellement au Musée de Berlin, Frédéric le Grand en voyage (1854), le fameux tableau de la Nuit de Hochkirch (1856), exposé en 1867 à Paris, puis l'Entrevue de Frédéric et de Joseph II et la Visite de Frédéric-Guillaume à une école de village (1857).

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Mais la plus importante de ses créations historiques est assurément son grand tableau du Couronnement à Koenigsberg, oeuvre de méditation et de force, plus remarquable par l'intensité expressive des figures prises dans leur caractère individuel que par l'aspect de l'ensemble, qui est d'un coloris un peu âpre. Le Couronnement à Koenigsberg, exécuté pour une commande officielle, est, en effet, une réunion de portraits qui ont toute la valeur d'un document d'histoire. L'artiste y a fait figurer les personnages les plus marquants de la Prusse contemporaine. L'ensemble des études et esquisses faites sur nature, à l'aquarelle et à la gouache, de tous ces personnages, saisis au vif dans les attitudes qui leur ont été conservées dans le tableau, a été acquis par le Musée de Berlin. M. Menzel n'a rien fait de plus réellement puissant et de plus personnel que cette suite de portraits.

Nous avouons cependant nos préférences pour le peintre de la vie moderne, de la vie de tous les jours, pour le peintre épris de vérité contemporaine; c'est le Menzel de la dernière manière. C'est celui que nous avons vu représenté à l'Exposition du Pavillon des Tuileries, organisée à Paris en 1885, celui de la Forge et du Souper au bal, deux toiles maîtresses dans la peinture du XIXe siècle.

La Forge est un morceau d'une beauté accomplie, que relève encore l'extrême simplicité des colorations et la sobriété de la facture, qui laisse à la charpente du dessin toute sa valeur, toute sa solidité. Des noirs profonds, des gris transparents, quelques lueurs incandescentes dans la gamme des rouges orangés : tel est le grand parti sobre et puissant sur lequel le peintre a construit cet admirable tableau de vie active. Le titre de la Forge a prévalu, mais c'est sous celui de l'Usine qu'il a été d'abord exposé. Il date de 1875. Il a figuré à l'Exposition universelle de 1878, où il fit l'étonnement de tous les artistes. Le public n'y prit pas garde. Il est aujourd'hui un des plus beaux ornements de la Galerie nationale de Berlin. Lorsque nous l'avons revu il nous a semblé que les années avaient encore ajouté à la plénitude de la facture, à l'énergie des formes en mouvement, à la mâle franchise et à l'unité de l'effet, à la fuite des plans dans cette atmosphère chargée, vibrante, traversée de lumières obliques.

„Les feux des fourneaux et le jour pâle du dehors, voilé par une buée de vapeurs, se combattent dans l'antre sombre et confus où des bras, des têtes, des corps, des roues, des tringles, des charpentes entremêlent

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leurs silhouettes.....Évoqué par les différentes clartés des foyers, un peuple d'ouvriers, la pipe à la bouche, les reins cambrés, les bras levés ou le dos courbé, se raidit pour frapper, soulever, traîner. Des hommes mangent dans le coin le plus noir; d'autres, demi-nus, se lavent et s'essuient.

„Les gestes, les mouvements me rappellent Daumier; les forgerons qui se tiennent près des foyers ont l'oeil très dilaté et très brillant; je ne voudrais que ce trait pour me dire que cet artiste connaît, saisit le côté caractéristique d'un milieu, d'une situation.

„C'est très simple, très fort et très beau“. (Duranty)

Le Souper au bal n'est pas moins extraordinaire. Comme tableau de la société berlinoise, l'artiste n'a rien peint de plus vigoureux, de plus franc, de plus incisif. C'est un chef-d'oeuvre de sincérité ironique et, sans le vouloir peut-être, de cruelle satire, où la réalité, scrutée, soulignée par un observateur impitoyable, surgit à nos yeux avec son conflit d'élégances et de vulgarités, son pêle-mêle de ridicules, de gloutonneries cyniques, de politesses mensongères, sa cohue de chairs étalées, d'uniformes, de chamarrures, d'étoffes voyantes, avec le cliquetis des verres, des plateaux, le tourbillonnement des formes sous les ondées scintillantes, dans l'éclat vermeil de la lumière tombant des lustres.

Ceux qui, en art, sont touchés par l'humour profond d'un Hogarth pourront s'arrêter longtemps devant cet étonnant morceau.

Les tableaux de M. Menzel nous frappent par la vigueur, l'originalité du dessin et, si je puis dire, par la qualité supérieure de la construction. C'est aussi par la force de l'écriture et la netteté de l'accentuation que certaines de ses aquarelles s'imposent dès le premier coup d'oeil. On pourra reprocher à l'artiste de détourner ce procédé de ses grâces, de ses fraîcheurs, de ses libertés naturelles, et de lui demander une vigueur qu'il semble ne pouvoir donner; les aquarelles de M. Menzel, martelées à petits coups, serrées dans une enveloppe d'une précision rigoureuse, ont presque toujours, en effet, le relief et le fini de véritables peintures. Mais qu'importe, puisqu'elles sont oeuvres voulues, hardies, et qu'elles répondent nettement à une manière personnelle de voir et d'exprimer la nature?

Quelques pièces d'une perfection rare, parmi les aquarelles qui ont figuré à l'exposition des Tuileries, nous ont captivé au plus haut point; quatre surtout étaient des exemples admirables de cette puissance d'observation,

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de cette bonne foi intraitable qui font du talent de M. Menzel quelque chose de si particulier. Que ne peut-on attendre d'une science de dessin aussi profonde, lorsque, dégagée de toute recherche de composition, elle s'attache directement, énergiquement, au rendu de la vie? Ces quatre aquarelles appartiennent à la même époque, à ce moment décisif, vers 1850, où l'artiste affirme, par des coups d'éclat, l'originalité de sa manière réaliste, affranchie peu à peu des souvenirs de jeunesse, des formules apprises. Il venait de terminer les illustrations des Oeuvres de Frédéric le Grand, lorsqu'il peignit à l'aquarelle cet étonnant Portrait du major (1850) un Prussien à l'aspect rude, sévère, boutonné dans son caban de gros drap et ce portrait plus étonnant encore d'un Vieux médecin militaire qui est une merveille de vérité, d'esprit et de finesse. Ceux qui ont vu cette physionomie toute pétillante de vivacité, au regard perçant, au front largement découvert dans l'encadrement de ses mèches blanches, au sourire pétri d'intelligence, de malice et de bonté, ne l'oublieront pas. Il est impossible d'aller plus loin dans la conduite d'un modelé scrupuleux jusqu'en ses plus extrêmes délicatesses. L'oeil surtout est unique; nous en connaissons peu dont l'acuité soit plus pénétrante, l'expression plus suggestive: il y a tout une vie d'honnête homme et d'homme de science dévoué à sa mission dans ce regard limpide et franc qui va droit à l'âme. Il faut remonter aux plus grands peintres de la figure humaine, à un Rembrandt, à un Durer, à un Holbein, à un La Tour, pour trouver l'équivalent de ce regard où M. Menzel, en un jour d'inspiration heureuse, a donné la plus extrême expression de sa force.

Le Liseur n'est pas une oeuvre moins significative, quoique de colorations moins gaies, moins lumineuses. Il y a, dans cette figure absorbée le regard glissant de côté sous les lunettes, dans ce masque de Germain solide à la lèvre forte, sanguine, un peu sensuelle, quelque chose qui appartient bien en propre à M. Menzel. Quant à la grande Etude d'armures (no 264 de l'exposition), il convient de la considérer comme un morceau de facture absolument hors de pair. La vie, l'éclat, le mouvement dont l'artiste a su animer ces carapaces d'acier, tient réellement du prodige. On ne saurait imaginer une exécution plus libre, plus fière, plus maîtresse d'elle-même dans son ardeur contenue. C'est la science intelligente du métier portée à son comble. Il semble que des êtres vivants, agissants, soient

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enfermés dans ces pesantes armures, tout entières modelées par les jeux de la lumière, par la valeur des accents.

D'autres aquarelles sont la réalisation de recherches différentes. Toutes témoignent d'une pensée, d'un effort de volonté, dans la poursuite d'un but nettement entrevu.

Tantôt, il s'éprend du style rococo des églises catholiques avec ses pompes, ses étincellements, ses grâces ronflantes, son opulente richesse; il en exprime comme personne la plénitude abondante et touffue; il le célèbre comme une des formes d'art où le génie allemand s'est le mieux senti à l'aise „il se baigne avec une sorte de volupté dans les mille détails de sculptures, de cadres, d'orgues, de balustrades, de chaires sculptées, sous la lueur amortie, alanguie du jour qui passe par les vitraux blancs ou grisaillés“ .

Tantôt, il nous conduit d'une main sûre dans les intimités du home moderne. L'aquarelle des Projets de voyage est d'une franchise, d'une sûreté de dessin sans pareilles. L'action se passe dans un jardin, l'été; elle est toute simple, même des plus ordinaires: au milieu de la fraîcheur d'une terrasse ombreuse, deux hommes, marquant environ la cinquantaine, deux Berlinois à la silhouette robuste, le cigare aux lèvres, dans la tenue négligée du chez soi, sont accoudés à une table de fer. Sur celle-ci est étalée une carte qu'ils étudient tout en causant de leurs projets; quelques groupes de dames en toilettes claires animent les seconds plans. L'ensemble, des figures au paysage, est plein de concentration et d'unité. Les verts délicats des feuillages, piqués de quelques notes rouges, vibrent dans une atmosphère de pénombre, à travers laquelle filtrent gaîment quelques chauds rayons de soleil; les personnages sont dans tout le naturel de leurs attitudes prises au vol; les vêtements ont le pli des choses longtemps portées, où l'on se sent à l'aise; chaque détail de mouvement, de geste de ces deux hommes, qu'on devine parler haut, dans le laisser-aller de leur bonne humeur expansive, est étudié avec une pénétration merveilleuse. Les figures comme toujours sont des portraits.

D'autres aquarelles, et ce ne sont pas les moins curieuses, nous révèlent un Menzel peintre d'animaux, peignant avec une tranquillité imprévue, une conscience méticuleuse au point d'en devenir timide, toutes ces bêtes charmantes, étranges ou féroces qui font d'habitude l'ornement des jardins

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zoologiques: un éléphant, des chameaux, des cygnes, un casoar, des pigeons, des aras, des paons, des cerfs, des ours, des lions, des tigres; tout cela vivant sous les regards de la foule désoeuvrée, dans les gaîtés du plein air.

D'autres enfin, trop peu nombreuses, nous montrent le Menzel paysagiste, toujours intéressant, quelquefois paysagiste supérieur, comme dans cette exquise Vue de Gastein, de 1874, où chaque accent semble imprégné de fraîcheur, de lumière et de transparence. Tout y est exquis: la verdure des jardins où s'épanouit un monde de fleurs et de plantes, les clôtures en haie vive, les maisons et le haut clocher sombres sous leur toiture d'ardoise, les montagnes bleutées aux flancs desquelles traînent encore les brouillards du matin, l'air limpide, l'atmosphère reposée des Alpes aux derniers jours de l'été.

Mais c'est surtout par ses dessins qu'il prend sans effort sa place parmi les artistes les plus remarquables de ce siècle. M. Menzel semble n'être complètement à l'aise que le crayon à la main. Il porte toujours avec lui une sorte de block-notes, dont la dimension ne varie guère om 12 sur om 20 environ, sur lequel, avec la méthode et la précision d'un physiologiste, il recueille au jour le jour les documents qui sollicitent sans relâche son oeil, en quête de recherches et d'observations nouvelles. Le produit de ce labeur incessant forme une gigantesque collection que M. Menzel conserve avec un soin jaloux et où il trouve, comme dans une mine inépuisable, les matériaux avec lesquels il construit ses tableaux.

Si toutes les peintures de M. Menzel venaient à disparaître, ses dessins suffiraient à nous donner la mesure complète de sa puissante individualité. Ce qu'il a enfermé ainsi dans ses cartons de pensées et de sensations dépasse tout ce que l'on peut imaginer. C'est une profusion inouïe de renseignements, de notes prises au jour le jour, qui parlent le langage le plus vif, le plus expressif. Il y a dans l'atelier de la Sigismund-Strasse, à Berlin, dans des centaines de portefeuilles, des milliers de dessins qui tous ont leur signification, leur intérêt. L'artiste en tient le répertoire dans sa mémoire: tout s'y retrouve à l'heure dite.

Deux qualifications me viennent à l'esprit devant l'oeuvre dessinée d'Adolphe Menzel: l'universalité et la sincérité.

Rien n'échappe à la curiosité fiévreuse de l'artiste, rien ne le laisse indifférent. Muni de son album de poche, il se promène à travers la comédie

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humaine; il est toujours au guet, toujours en quête d'un point de vue, d'un aspect, d'un motif, d'un geste, d'un mouvement, d'une expression, d'un détail, d'une structure, d'une physionomie. On l'a comparé à un gnome en éveil, allant, venant, sautant, dardant sur toutes choses son regard pénétrant.

La taille est petite, les bras sont courts, la tête est d'une grandeur excessive pour la petitesse du corps; ajoutez à cela la vivacité de l'allure, l'adresse, l'agilité et en même temps la force puissante des mains avec l'index toujours tendu, la profondeur inquiétante de l'oeil sous les lunettes, un je ne sais quoi de brusque et de violent, et vous aurez une idée de cette singulière figure. Dans la vie extérieure il semble distrait et comme en proie à ses visions. Vous le verrez dans la rue, monté sur une pierre, dessinant les enchevêtrements d'un marteau de porte, d'une serrure; puis il apparaîtra tout à coup dans l'ombre d'un porche d'église, relevant avec la conscience d'un archéologue les détails d'une base ou d'un chapiteau; le soir il se montrera au bal et vous le surprendrez croquant dans un coin quelque attitude qui l'aura mis en verve, se servant à toute heure, dans la rue ou dans le salon, du même calepin relié en grosse toile, du même crayon de charpentier, qu'il manie à grands coups pressés sur le papier rugueux.

Le résultat de cette constante excitation cérébrale suppose chez l'artiste un équilibre, une vigueur d'organisation exceptionnels. Le pays des Moltke et des Bismarck nous fournit des exemples de cette vitalité énorme, que rien ne lasse, que rien n'épuise.

On devine la variété d'une oeuvre ainsi poursuivie. Les représentations des êtres et des choses y deviennent si nombreuses qu'elles se classent par séries : séries de bourgeois de petites gens de Berlin dans le train-train journalier de la vie, séries de types militaires, séries de paysans, séries de types féminins, séries de paysages, d'études d'arbres, de maisons, de fabriques, de montagnes, séries d'animaux, séries d'études de têtes, de mains, de jambes dans toutes les poses, séries d'intérieurs d'églises, séries d'ornements, de sculptures, de morceaux de style rococo, séries d'armes de toutes espèces, sans compter des séries plus spéciales comme celles exécutées en vue d'un tableau ou sous l'impulsion momentanée d'un certain ordre d'idées: études de promeneurs dans les musées, de voyageurs en wagon, études de figures en mouvement et d'accessoires pour la Forge, études d'Italiens et d'Italiennes pour le Marché de Vérone, de Frisons et de Frisonnes

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pour la Cruche cassée, etc. Et dans cette profusion, „jamais d'oeuvre perdue, jamais d'oeuvre sans réflexion et qui ne concoure à la pensée générale . . .“

M. Menzel ne travaille pas pour faire parade de sa virtuosité, qui est incomparable et qu'il a rompue de bonne heure aux tâches les plus ardues, mais parce qu'il sent et qu'il pense, parce qu'il est tourmenté du désir insatiable d'exprimer d'une manière aussi exacte, aussi scrupuleuse que possible, par des moyens concrets et rapides, le choc que viennent de recevoir ses yeux ou son cerveau, l'étincelle qu'il a vue jaillir d'une forme ou d'un accident pittoresque, l'émotion qu'il a ressentie.

Adolphe Menzel, dont on vient de célébrer le cinquantenaire d'entrée à l'Académie de Berlin, est encore en pleine activité de production. Il est le premier artiste de l'Allemagne contemporaine, le vrai fils de Durer et de Holbein. Il aura rendu de grands services à l'art de son pays, que son exemple a déjà ramené au respect de la vérité. Sa manière personnelle et indépendante appartient aux tendances modernes. Le premier, il a réalisé, avec une netteté surprenante et sans phrases, quelques-unes des recherches qui sont inscrites au programme de la jeune École. Il a plaidé, avec l'éloquence des oeuvres, les droits imprescriptibles de la vie, de la lumière et du mouvement.

LOUIS GONSE.