<239>Tu penses en toi-même, enviant ma fortune :
« Astolphe n'a pas seul son bon sens dans la lune;a
Un roi dans l'univers n'a rien à souhaiter,
Que son sort est heureux, s'il en sait profiter!b
Il peut tout ce qu'il veut; ô trop fortunés princes!
Arbitres souverains de nombreuses provinces,
Janus ouvre son temple ou le ferme à leur choix,
Les mortels semblent nés pour fléchir sous leurs lois;
Idoles des humains, demi-dieux de ce monde,
Le ciel qui les chérit les sert et les seconde.
S'il plaisait au destin de couronner Darget,
Au lieu d'approfondir un pénible projet,
Ses beaux jours couleraient de plaisirs en délices,
A ses vœux les amours seraient toujours propices,
Buvant, riant, chantant du soir jusqu'au matin,
Les dieux mêmes, les dieux envieraient son destin :
Qui sous le diadème a l'air mélancolique
N'est rien qu'un hypocondre, un rêveur lunatique. »
Tout doucement, Darget; que ton esprit calmé
Apaise le courroux dont il est animé.
Ton erreur t'éblouit, et, juge téméraire,
Tu suis les préjugés qu'adopte le vulgaire;
Écartons l'appareil, l'illusion, l'éclat,
Examinons ici le fond de notre état.
La médiocrité fait le sort de ta vie,
Tes jours sont tous égaux, et ta fortune unie,
Te plaçant au milieu des deux extrémités
Des besoins indigents, des superfluités,
Écueils où si souvent le genre humain échoue,
a Arioste, Roland furieux, chant XXXIV, stance 84.
b S'il sait en profiter. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 320.)