ÉPITRE VIII. A D'ARGENS.49-a
Oui, l'hiver décrépit fuit devant le printemps,
Les aquilons fougueux, l'impétueux Borée,
Ne se déchaînent plus sur nos fertiles champs,
Et la vague liquide est enfin délivrée
De ses glaçons engourdissants;
Dessus une arène dorée
Nos ruisseaux tortueux serpentent librement;
Des mains de la nature élégamment parée,
Simplement, sans art décorée,
Flore embellit ces lieux par ses riches présents.
Tout renaît sous le ciel, l'année adolescente
Rappelle de nos jours la jeunesse charmante;
La rose le dispute aux rubis éclatants,
L'émeraude le cède aux feuillages naissants;
Mille brillantes fleurs émaillent ce bocage,
Et les chantres des bois, par leur tendre ramage,
<50>Font répéter leurs sons aux échos indiscrets.
Mais, indolent marquis, tandis que je vous fais
De cette saison ravissante,
Par mes crayons, quelques portraits,
La paresse, qui vous enchante,
L'œil chargé de pavots, engourdie et pesante,
Sous ses lois vous captive enfin.
Ermite au centre de la ville,
Et presque inconnu dans Berlin,
En vain la campagne fertile
Vous offre un plus riant destin.
Quittez cet ennuyeux asile,
Les noirs chagrins, les embarras,
Ces soucis, ces procès, ces rats,
Qui ne font qu'échauffer la bile;
Suivez les plaisirs sur mes pas,
Venez à Sans-Souci, c'est là que l'on peut être
Son souverain, son roi, son véritable maître;
Ce champêtre séjour, par sa tranquillité,
Nous invite à jouir de notre liberté.
D'Argens, si vous voulez connaître
Cette solitude champêtre,
Ces lieux où votre ami composa ce discours,
Où la Parque pour moi file les plus beaux jours,
Sachez qu'au haut d'une colline
D'où l'œil en liberté peut s'égarer au loin,
La maison du maître domine;
D'un ouvrage fini l'on admire le soin,
La pierre sous la main habilement taillée,
En divers groupes travaillée,
<51>Décore l'édifice et ne le charge point.
A l'aube ce palais se dore
Des premiers rayons de l'aurore,
Sur lui directement lancés;
Par six terrasses différentes,
Vous descendez six douces pentes
Pour fuir dans des bosquets de cent verts nuancés.
Sous ce branchage épais, des nymphes enfantines
Font sauter et jaillir leurs ondes argentines
Sur des marbres sculptés qui ne le cèdent pas
Aux chefs-d'œuvre des Phidias.
Là, le train de mes jours a la démarche unie,
Là ne règne point la folie
Des assommants et longs repas
Que la coutume règle avec sa tyrannie,
Où l'ennui bâillant s'associe
A la profusion des modernes Midas,
Où le rire glacé tout hautement renie
La discordante compagnie,
L'étiquette et les embarras.
Une table à midi frugalement servie,
Qu'on sait assaisonner par d'utiles propos,
Où les traits pétillants de la vive saillie
S'égayent quelquefois sur le compte des sots,
Y pourvoit sans excès aux besoins de la vie;
On y préfère des bons mots
La saillante plaisanterie
A la gourmande intempérie
De vos Apicius et de tous leurs héros.
Là ne paraît point sur la scène,
<52>Dans les convulsions des longs embrassements,
L'infâme fausseté, ni l'implacable haine,
Dont la perfide bouche articule avec peine
La trahison des compliments.
Là ne se trouvent point ces gens
Que l'amour-propre peint des couleurs les plus belles,
Qui sur tous les sujets sont de parfaits modèles;
Leur discours est comme un miroir
Où leur fatuité s'admire et se fait voir.
Là ne se trouvent point ces bégueules titrées,
Ces prudes en chaleur, ces froides mijaurées,
Qui discutent des riens, et qui rient en chorus.
Là ne sont, grâce au ciel, connus
Ces longs discoureurs méthodiques,
Argumenteurs métaphysiques,
Tous ânes baptisés en us.
Là n'habite point la critique
Au ris malin, à l'air caustique,
Ces atrabilaires Argus
A l'ongle venimeux, à la dent qui déchire,
Aux infernales eaux abreuvant leur satire,
Et ces bavards et ces fâcheux,
Tous parasites ennuyeux.
Cette tranquille solitude
Défend, comme un puissant rempart,
Contre tous les assauts qu'avec la multitude
La turbulente inquiétude
Livre aux sages amants des sciences et des arts.
Ah! d'Argens, que l'espèce humaine
Est sotte, folle, avide et vaine!
<53>Heureux qui, retiré dans un temple à l'écart,53-a
Voit sous ses pieds grossir et gronder les orages,
Contemple de sang-froid les écueils, les naufrages
Où les ambitieux, vains jouets du hasard,
De leurs tristes débris vont couvrir les rivages!
Heureux, cent fois heureux le mortel inconnu
Qui, d'un esprit non prévenu,
Repoussant hardiment le poison de la gloire,
De sa coupe jamais n'a bu,
De qui le goût solide est enfin revenu
De tous ces vains lauriers que dispense l'histoire,
Et qui, par ses vertus vers son siècle acquitté,
N'élève point d'autels à sa propre mémoire,
Ne gueuse point l'encens de la postérité!
Méprisons tous ces fous qui priment sur les autres,
Marquis, ces faux plaisirs ne seront pas les nôtres :
Ah! plutôt verra-t-on d'Argens levé matin,
L'âne emporter le prix à la rapide course,
La Camas53-b devenir putain,
Ou l'Elbe regorgeant remonter vers sa source.
Laissons les glorieux eux-mêmes s'applaudir,
Et tandis que leur faim ne pourra s'assouvir,
Qu'entassant les projets que forme l'inconstance,
Que, morts pour le présent, ils vivent d'espérance,
<54>Pratiquons, nous, l'art de jouir;
Et, laissant aboyer et Cerbère et l'envie,
Considérons le temps, dont le rapide cours
Nous ravit, en fuyant, les instants de la vie,
Précipite nos plus beaux jours,
Et nous entraîne, hélas! avec trop de furie
De la vive jeunesse à la caducité.
La fleur à peine éclose est aussitôt flétrie;
A peine l'homme est-il, que l'homme n'a qu'été.
Déjà votre âme est alarmée
Du ton de la réflexion :
Oui, la vie est un songe,54-a une vaine fumée,
Un théâtre où l'illusion
A fait un trafic de chimère.
Mais de là ma conclusion,
D'Argens, ne doit pas vous déplaire :
Ma sincère amitié vous conjure de faire
Usage du plaisir qui fuit,
A fixer d'une main légère
La jouissance passagère
Qui paraît et s'évanouit.
Que m'importe demain, quel est le jour qui suit,
Que les aveugles destinées
Nous gardent de longues années,
Répandent sur nos sens leurs divines faveurs,
Ou que, nous accablant d'infortunes cruelles,
Leurs bras appesantis nous comblent de rigueurs?
Parons toujours nos fronts de ces roses nouvelles,
Remplaçons les vrais biens par de douces erreurs,
<55>A ces Amours badins allons ravir les ailes,
Et décochons leurs traits droit aux cœurs de ces belles.
Nous ne sommes enfin maîtres que du présent,
A différer le bien souvent l'homme s'abuse :
Jouissons de ce seul instant,
Peut-être que demain le ciel nous le refuse.55-a
49-a Voyez t. X, p. 75, 101 et 255.
53-a Ces vers rappellent ceux de Lucrèce, De la nature des choses, livre II, vers dont Voltaire a donné la traduction en ces termes : Heureux qui, retiré dans le temple des sages,
Voit en paix sous ses pieds se former les orages,
Qui contemple de loin les mortels insensés,
De leur joug volontaire esclaves empressés, etc.
Œuvres de Voltaire
, édit. Beuchot, t. IV, p. 153; t. XIII, p. 387.53-b Voyez ci-dessus, p. 23.
54-a Voyez t. X, p. 43, et ci-dessus, p. 36.
55-a Voyez ci-dessus, p. 34.