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ÉPITRE A PHYLLIS. FAITE POUR L'USAGE D'UN SUISSE.

Un certain dieu qu'on adore à Cythère
M'avait, Phyllis, engagé sous vos lois;
Je soupirais, je me flattais de plaire,
Et mon bonheur passait celui des rois,
Lorsqu'un démon au regard sanguinaire,
Démon cruel qui sème le trépas,
Au sein affreux des fureurs de la guerre
M'entraîna loin de vos divins appas.
Hélas! Phyllis, quelle est la différence
Du sort heureux et de la jouissance
Qu'un tendre amour m'offrait entre vos bras,
Au sort affreux qu'à présent votre absence
Me fait trouver ici dans la licence
D'un camp où Mars remplit tout de fracas!
Je vois ici la brillante Victoire
Mener gaîment dans l'horreur des combats
Cent jeunes fous, que Mars de ces climats
S'en va dans peu plonger dans la nuit noire.
Hélas! Phyllis, tout ce peuple d'ingrats
Au tendre amour a préféré la gloire.
<96>Que vois-je encor? De rapides repas,
Remplis d'ennui, sans qu'un mot d'allégresse
Ose égayer le front de la sagesse;
Pour s'escrimer on engloutit les plats :
Tels sont mes jours, mes ennuis, ma détresse.
Ah! qu'ils sont loin de la délicatesse
Et des plaisirs qui naissent sur les pas
De mon aimable et charmante maîtresse!
Quand même ici, parmi tous ces soldats,
On donnerait des banquets d'Épicure
Où, prodiguant les dons de la nature,
On servirait des piles d'ananas,
Sans ma Phyllis, dont je fais tant de cas,
Ce luxe exquis et tout ce qu'il procure,
Non, par l'Amour, ne me toucherait pas.
Pour achever cette noble peinture,
Sachez qu'ici l'on couche sur la dure;
Point de repos, l'on trotte nuit et jour.
Au lieu de voir ces beaux yeux d'où l'amour
Lance le trait dont je sens la blessure,
Je vois des yeux avides de capture,
Au regard dur, et dont le maintien fier
Paraît peu fait à supporter l'injure,
Mais bien plutôt, selon la conjoncture,
A défier et Thérèse, et l'enfer.
Quand, tout ému, mon cœur se représente
Le beau corail d'une lèvre charmante
Qui m'invitait à des baisers ardents,
Voilà-t-il pas, dans un gros d'insolents,
De vieux soudards, retroussant leur moustache,
Dont le petun tient lieu d'odeur, d'encens!
<97>Tout aussitôt de ces lieux je m'arrache,
Et, dépité, plein d'horreur pour les camps,
De mon amour la blessure rouverte
Me renouvelle à chaque instant la perte
De vos appas et de vos agréments.
Ainsi Vénus punit un cœur volage
Qui sans raison imprudemment s'engage
Chez la Fortune, au camp, dans les hasards,
Fuit de Cythère, et porte son hommage,
Malgré l'Amour, à l'homicide Mars.
Ainsi, souvent, sans qu'il se le propose,
Suivant l'instinct d'une inconstante ardeur,
Le papillon s'envole de la rose,
Et voltigeant sans fin de fleur en fleur,
Sur un muguet l'insensé se repose,
Et par dépit en suce la liqueur.
Je crois, Phyllis, à la métempsycose,
Et votre amant trop léger et mutin,
En s'éloignant de vos attraits sans cause,
Du papillon a subi le destin.
Si toutefois un repentir sincère Pouvait,
Phyllis, fléchir votre colère,
Si j'espérais qu'un être tout divin
Ne souffrît pas qu'on l'implorât en vain,
Je jurerais que, fidèle et plus tendre,
Et dégoûté de Bellone et de Mars,
A tout jamais je renonce à prétendre
Aux lauriers d'Eugène ou d'Alexandre,
Pour mériter un seul de vos regards.

Faite en Moravie. (Mai 1758.)