AU MARQUIS D'ARGENS, SUR CE QU'IL AVAIT ÉCRIT QU'UN HOMME S'ÉRIGEAIT EN PROPHÈTE A BERLIN, ET QU'IL AVAIT DÉJA DES SECTATEURS.141-a
On rechercha toujours des sciences secrètes,
Et, dans les siècles ténébreux,
Le peuple stupide et peureux
Supposa que ses dieux avaient des interprètes,
Et s'empressait en foule aux oracles fameux,
Tant on aimait le merveilleux.
En nos jours éclairés, dans les lieux où vous êtes,
Le vulgaire ne vaut pas mieux :
Des astrologues, des prophètes,
Empiriques, devins, imposteurs, charlatans,
Fabricateurs d'événements,
Vous lisent dans le cours des astres, des comètes,141-b
Du livre des destins les décrets éternels,
Et vous débitent leurs sornettes
Aux esprits superficiels
Des douairières en cornettes,
<142>Des imbéciles à lunettes,
Des idiots anachorètes,
Fanatiques matériels
Dont les talents essentiels
Sont de croire à toute imposture,
Rêve, fantôme, oracle, augure,
Surtout aux plus surnaturels.
Tous ceux qui comme vous connaissent la nature,
Les disciples de Lock, de Bayle et d'Épicure,
Des visions qu'enfante un cerveau né malsain
Regardent en pitié la rêverie obscure.
Pour votre insensé de Berlin,
C'est dans l'Apocalypse, où Newton ne vit goutte.
Qu'il a trouvé notre destin;
Du vieux démon l'esprit malin
Jamais ne l'inspira sans doute,
Et s'il fallait l'apprécier,
Je parierais, quoi qu'il en coûte,
Que certes il n'est pas sorcier.
Abandonnons dans son délire
Le peuple à ses préventions;
Qu'il aime le clinquant par où l'erreur l'attire
En mille superstitions.
Du brillant merveilleux le chimérique empire
Le réduit en sujétion;
Il ne sait point ce qu'il admire,
Le préjugé fait sa raison.
Il craint les maux qu'il envisage;
Si par trop de faiblesse il se livre à l'erreur,
S'il croit légèrement au fortuné présage
Que lui débite un imposteur,
<143>C'est qu'il sent ne pouvoir résister au malheur.
Non, non, sage marquis, quand même notre course
Nous offrirait encor d'autres calamités,
Contre les traits cruels des destins irrités
Cherchons dans la vertu notre unique ressource;
Opposons la raison à nos sens révoltés
Contre une âpre et longue souffrance;
Une inébranlable constance
Triomphera du sort et des adversités.
Un homme courageux dont le mâle génie
S'élance hardiment par un sublime effort
Des fanges de la terre au palais d'Uranie,
Des hautes régions de la philosophie
Jette un coup d'œil égal sur la vie et la mort;
Son âme, inaltérable aux secousses du sort,
Contemple le néant du monde,
La vanité, l'orgueil, l'erreur dont il abonde,
Et voit que tout commence et que tout doit finir.
Ainsi, lorsque l'orage gronde,
Le sage dans son cœur garde une paix profonde,
Et, sans s'inquiéter d'un funeste avenir,
Il l'attend sans le prévenir.
Il s'arme contre l'infortune,
Quel qu'en soit le décret cruel,
Puisque, sans se soustraire à cette loi commune,
Mortel, il doit subir le destin d'un mortel.143-a
A Pretzschendorf, le 5 janvier 1760.
141-a Le marquis d'Argens avait parlé au Roi de ce prétendu prophète dans sa lettre du 24 décembre 1759.
141-b La comète de 1682, dont Halley a découvert la périodicité, repassa avec beaucoup d'éclat dans son périhélie le 12 mars 1759.
143-a Racine dit dans
Phèdre
, acte IV, scène 6 :Mortelle, subissez, le sort d'une mortelle.