AU MARQUIS D'ARGENS. SUR DES LOUANGES QU'IL DONNAIT AU ROI.
Non, jamais courtisan au langage flatteur
N'a d'un encens plus fin su nourrir son idole
Que vous, qui prodiguez à votre serviteur
Un parfum qui pour lui ne vaut pas une obole.
Je ne suis plus, marquis, frais de l'école,
Ni dans ce bel âge enchanteur
Où notre âme ingénue, encor novice et folle,
Avale avidement un poison séducteur.
La louange est une vapeur
Qui devant le bon sens se dissipe et s'envole;
La vérité sévère, à l'œil plein de rigueur,
Se montre à mes regards, et poursuit de l'erreur
Un fantôme aimable et frivole
Que l'amour-propre allaite et forme dans mon cœur.
Elle m'offre un miroir où, lorsque je m'y mire,
Je puis de mes défauts composer la satire;
J'y vois avec étonnement
Ce bonnet redouté que sur ma tête grise
<152>Avec ses deux mains, lourdement,
A fait enfoncer la Sottise;
Quel que soit mon penchant enclin à m'admirer,
Marquis, dans cet état je ne puis m'y livrer.
Ah! qu'il est différent, au sein de la victoire,
Tout couvert de lauriers moissonnés par la gloire,
D'avoir dompté, soumis des peuples belliqueux,
Ou d'être maltraité, chassé, battu par eux!
Ce n'est pas le chemin du temple de Mémoire,
Mais bien de l'hôpital ou d'un destin affreux.
A mes faibles talents je sais rendre justice,
Et dans ces jours de sang, dans ces temps orageux,
Sans cesse au bord du précipice,
Mes malheurs me servent d'indice
De mon peu de capacité,
Et me font étouffer ma folle vanité.
Non, mon âme n'est pas assez fière, assez haute,
Pour ne point avouer que souvent par ma faute
J'essuyai de cruels revers.
Sous mes pas incertains mes ennemis pervers
Ont à loisir creusé des gouffres, des abîmes;
J'eus l'art d'en éviter que je vis entr'ouverts,
Mais l'honneur, dont je suis les altières maximes,
M'a peut-être entraîné dans des piéges couverts.
Trop peu fait pour goûter un remède timide,
J'ai su lui préférer un conseil généreux;
En le prenant toujours pour guide,
Il me semblait moins odieux,
S'il fallait être malheureux
Sous le bras qui me persécute,
Qu'une audace intrépide eût signalé ma chute
<153>Que de brûler à petit feu.
Rien de parfait en notre espèce;
Certain démon qui nous oppresse,
Par un assemblage fatal,
En nous a réuni le bien avec le mal,
Le vice à la vertu, l'orgueil à la faiblesse,
Et la folie à la sagesse.
De ce bizarre composé
Je suis pétri, je le confesse;
Mais je n'ai point la petitesse
De m'en sentir désabusé.
Contentons-nous de ce mélange
Auquel notre destin, marquis, nous a réduits;
L'homme tient de la brute et tant soit peu de l'ange,
De la clarté du jour et de l'ombre des nuits.
Par charité pour mes ennuis,
Épargnez-moi toute louange,
Et prenez-moi tel que je suis.
De Freyberg, ce 20 de mars 1760.